Kamala Murad est consultante indépendante en développement international, diplômée de Panthéon-Assas d’un Master de Communication et information, et de l’Ecole supérieure de gestion de Paris, d’un MBA Business et Administration. Elle a une grande expérience à l’international dans les domaines de la communication, de la sécurité et des infrastructures, notamment dans les relations bilatérales entre la France et l’Azerbaïdjan. Elle a été membre de l’Union internationale de la presse francophone et fondatrice du premier journal en français en Azerbaïdjan en 1998. Elle a passé son enfance en Azerbaïdjan, alors partie intégrante de l’URSS, aux côtés et en lien parental avec des familles arméniennes qui vivaient en confraternité avec des Azerbaïdjanais.
Présentation de l’ouvrage: Par delà le bien et le mal
– Bonjour Kamala Murad. Vous vivez en France depuis de nombreuses années et vous suivez bien entendu l’évolution de ce conflit depuis longtemps ainsi que sa couverture médiatique, particulièrement en France. Pourquoi publier un ouvrage et faire entendre votre voix maintenant ?
Le conflit autour de Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dure depuis 30, mais il n’a jamais été autant à la une des médias en France, et dans les discours politiques il n’a jamais pris autant de place. Avant la deuxième guerre du Karabakh en 2020, ce sujet était un peu dans les oubliettes. En 2020 la reprise militaire azerbaïdjanaise de ses territoires occupés par les séparatistes arméniens a suscité un grand intérêt et une grande curiosité au niveau international. Ainsi le sujet est devenu très actuel. Depuis 1993-94, ce sujet était cantonné aux sphères très politiques au niveau du groupe de Minsk. Très peu de place a été accordée au conflit dans les médias. Pourtant la première guerre de Karabakh a engendré occupation de 20 % de territoires de l’Azerbaïdjan et avait provoqué le déplacement près d’un million civil de deux pays. Le sujet en 2020 est très largement couvert et a donné lieu à des débats très vifs. En suivant les médias français, j’ai constaté qu’il y avait beaucoup de désinformation et qu’il y avait une présentation pro arménienne qui trompait l’opinion publique française. Le point de vue azerbaïdjanais étant quasi absent, les médias privaient le public français du droit d’être informé impartialement de ce qui se passait à 3000 km loin de France. Je ne l’ai pas écrit comme étant une Azerbaïdjanaise directement concernée qui prend parti pour le conflit mais plutôt avec la volonté d’expliquer et de faire comprendre l’origine du conflit et pourquoi ce conflit passionne autant les politiques français et les médias. Pour quelle raison on ne donne pas le choix aux lecteurs français, pourquoi l’information n’est pas équilibrée, et pourquoi les Français n’ont pas vraiment accès à une information sans parti pris pour l’une ou pour l’autre partie du conflit.
– Justement, il semble que la plupart des sources que vous avez utilisé soient occidentales, arméniennes et russes mais il y a peu de sources azerbaïdjanaises…Pourquoi ce choix ?
Je l’ai fait exprès afin d’avoir un point de vue neutre et équilibré et de fournir un accès aux informations sur ce conflit qui seraient dépris de l’opinion azerbaïdjanaise. Je voulais rendre mon argumentaire encore plus crédible aux yeux des lecteurs et le rendre moins susceptible d’être remis en cause. J’ai donc préféré utiliser les sources historiques non azerbaïdjanaises par soucis d’objectivité.
– Vous abordez précisément les moyens utilisés par les parties azerbaïdjanaise et arménienne en matière de manipulation de l’information durant le conflit…pourquoi un tel intérêt et comment avez -vous procédé méthodologiquement pour étudier cette question ?
Le but du livre n’est pas uniquement l’explication des raisons du conflit, mais aussi d’apporter une réponse à une couverture médiatique très partiale de ce conflit, qui fournit un regard arménien et qui est marqué par l’absence d’équilibre. Dans tous les conflits classiques, il y a au moins deux participants, deux intérêts. Mais on a présenté cette deuxième guerre selon la version des faits uniquement arménienne et cela me semble inacceptable dans notre démocratie française de manquer de liberté d’expression, de liberté d’informer et surtout d’être informé. On n’a pas assez donné de possibilités à la partie azerbaïdjanaise de s’exprimer sur le sujet. Il y a très peu d’espace, à l’exception de quelques articles, pour développer sa version. A la télévision, il y a eu un seul reportage sur TF1 réalisé par Liseron Boudoul qui a reçu beaucoup de menaces de la part de la communauté arménienne en France, ou sur Russian Today. Il est désolant que le public français n’ait pas eu accès à toutes ces informations qui pouvaient donner une possibilité de voir les choses de façon plus objective. On ne peut pas imposer un ennemi, c’est au public de faire son choix et de l’identifier comme responsable de la guerre : l’Arménie ou l’Azerbaïdjan.
Le sujet a été traité en partant d’une analyse de couverture médiatique, de l’utilisation des réseaux sociaux par les antagonistes pour la construction de l’ennemi dont l’Azerbaïdjan, par le biais des récits imaginés pour la plupart dans les médias français. Il s’agit aussi de démonter les arguments avancés par les médias en présentant le Karabakh comme une terre arménienne et que cette guerre était une agression azerbaïdjanaise contre l’Arménie, alors que les actions militaires se déroulaient sur les territoires de l’Azerbaïdjan. Ou encore comme si c’était une guerre de religions. Issus de cette analyse médiatique j’ai pris quatre contrevérités que j’ai développé et argumenté. Le plus désolant est l’utilisation du fait victimaire du génocide de 1915, avec lequel l’Azerbaïdjan n’a rien à voir.
Personnellement, le savoir acquis sur le rôle de la propagande pendant les guerres lors de mes études à Panthéon Assas, m’a facilité la tâche. Le problème aujourd’hui est l’internet. L’information et les outils de production avant n’étaient pas aussi accessibles. L’information était produite par les professionnels mais aujourd’hui tout le monde participe à sa fabrication, les médias comme les politiques et le public lui-même qui utilisent tous les moyens pour contredire les autres. La vérification s’avère très difficile. Tous les moyens sont bons pour truquer et on est en même temps fabricants et consommateurs. Nous n’avons pas les moyens de vérifier l’information tout de suite ni de faire ou de demander la rectification car une fois qu’un mensonge s’est répandu, il touche des milliers de personnes à la seconde où on le diffuse. On a pu observer que les deux parties se sont senties investies du devoir de participer à cette guerre de l’information dans laquelle il n’y a aucune règle ni aucun contrôle.
« Je ne l’ai pas écrit comme étant une Azerbaïdjanaise directement concernée qui prend parti mais plutôt avec la volonté d’expliquer et de faire comprendre l’origine du conflit et pourquoi ce conflit passionne autant les politiques français et les médias. Pour quelle raison on ne donne pas le choix aux lecteurs français, pourquoi l’information n’est pas équilibrée, et pourquoi les Français n’ont pas vraiment accès à une information sans parti pris pour l’une ou pour l’autre partie du conflit. »
– Quelles ont été les caractéristiques et les objectifs respectifs de ces mobilisations, les outils et les stratégies utilisées par les deux camps en présence ? Et pour quel résultat ?
L’efficacité de cette bataille, est compliqué à mesurer mais il y a des choses qu’on peut dire et qui sont visibles. Les deux parties ont utilisé essentiellement les réseaux sociaux, et même les officiels des deux pays ont contourné les médias traditionnels. Il s’agissait à la fois d’être au premier rang pour se montrer et toucher le public le plus rapidement possible, plus vite que l’adversaire. Avec un but aussi de garder l’avantage de l’influence psychologique. Mais la partie était déséquilibrée car du côté arménien ils étaient plus forts, plus mobilisés. D’abord parce qu’il y a de grandes communautés arméniennes dans tous les grands pays comme les États-Unis, la France et d’autres pays européens, ou la Russie. Ils ont pu profiter de la possibilité de l’accès facile favorisé par la démocratie, à des nouvelles technologies et à l’Internet pour mobiliser l’opinion internationale contre l’Azerbaïdjan. En Azerbaïdjan l’État a restreint l’accès à internet dans le pays pour des raisons sécuritaires selon la version officielle, ce qui a été plutôt avantageux pour les Arméniens. Cette restriction a fait qu’ils ont utilisé les réseaux VPN de pays voisins comme la Turquie et la Russie.
Les Arméniens ont utilisé l’argumentaire victimaire de l’agression, et l’Azerbaïdjan a, quant a lui, mis en avant la légitimité de récupération de ses territoires perdus et la lutte contre le séparatisme extrémiste agissant sur son territoire. Surtout, le fait que la guerre se déroulait sur le territoire azerbaïdjanais. Ils ont mis en avant leur légitimité à agir à l’intérieur de leurs frontières internationalement reconnues et à rétablir la souveraineté azerbaïdjanaise. Ils se sont basés sur le droit international alors que l’Arménie s’est présentée comme une victime d’une agression extérieure en jouant sur cette image déjà un peu véhiculée dans le monde entier en consolidant l’image forte d’un peuple victime d’un génocide historique. Il est plus facile de diffuser cette image, dont le public a bien déjà une idée. Il est plus facile de consolider une image qui existe que d’en créer une autre. Sous cet aspect on peut dire que les Arméniens ont gagné parce qu’en vérité, en France, en Angleterre et en Allemagne aussi même si c’est moins flagrant, il y avait un soutien des politiques et des journalistes pour la cause arménienne sans jamais parler de droit à l’intégrité territoriale, à la souveraineté de l’Azerbaïdjan ou des 800 000 réfugiés et déplacés à cause de ce conflit. En partie, l’Arménie a gagné la guerre de l’information.
– Vous parlez notamment de « construction de l’ennemi » en reprenant le titre d’un ouvrage de Pierre Conesa…En quoi ce concept éclaire-t-il cette guerre médiatique lors de la guerre de 2020 ?
En suivant les médias et en voyant les reportages les premiers jours de la guerre, je voyais la façon dont on présentait les informations notamment concernant la victimisation des Arméniens. On était en train de dire que l’Azerbaïdjan a attaqué l’Arménie, ce qui est une fausse information, que les Azerbaïdjanais sont en train de tuer « les pauvres malheureux derniers chrétiens de l’Orient » et que les azerbaïdjanais, étaient des barbus, des méchants Turcs, en fait tout ce qu’on a pu entendre pour diaboliser un ennemi. Méthodologiquement, c’était très bien construit. En utilisant les récits, en jouant avec les émotions et en utilisant tous les moyens de la propagande. Il y a eu une utilisation des « story telling », j’ai donné l’exemple d’un article publié dans le Point truffé de mensonges. N’importe qui faisant attention à la manière dont les faits sont posés dans l’article, pouvait remarquer le mensonge qui sautait aux yeux. Ce concept de construction de l’ennemi s’incarne parfaitement dans la situation de cette guerre. Ce sont des techniques bien connues, traditionnelles, qui existent depuis toujours. Je pense qu’aucune déontologie du métier journalistique n’a été respectée pendant cette guerre. Ce qui est désolant dans notre démocratie. Il est inacceptable de voir les médias et les politiques influencés à ce point par une communauté, des lobbys et des diasporas.
« Il est plus facile de consolider une image que d’en créer une autre […] En partie, l’Arménie a gagné la guerre de l’information. »
– Quels sont les principaux préjugés et raccourcis analytiques que vous avez identifié concernant le conflit du Karabakh dans la presse française et aussi dans sa couverture audiovisuelle ?
Il s’agit d’abord de présenter le conflit comme opposant des chrétiens à des musulmans, des Turcs musulmans car la population azerbaïdjanaise est d’origine turque et il y a ce lien traditionnel, culturel très fort avec la Turquie. En se basant sur cela, on a créé un conflit de « Turcs musulmans qui attaquent de pauvres Arméniens, derniers chrétiens d’Orient coincés entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, dernier rempart contre l’expansion néo-ottomane de Erdogan ». Il y a l’idée que l’Azerbaïdjan fait partie de cet empire néo-ottoman créé par ce dernier. Il s’agit aussi de présenter un conflit entre un régime autoritaire contre un régime démocratique arménien, et que le régime autoritaire de l’Azerbaïdjan où il n’y a pas de liberté de la presse et d’expression attaque un régime démocratique, tout en sachant que avoir soit disant un régime démocratique ne légitime pas l’occupation des territoires de ses voisins quel que soit le régime en place. Enfin, l’idée que l’Azerbaïdjan occupe le territoire du Haut-Karabakh qui est arménien, qui a toujours été arménien, et que l’Azerbaïdjan procède à un nettoyage ethnique de ce territoire qui est historiquement arménien. L’Azerbaïdjan est donc présenté comme méchant, islamiste, barbu, Turc ottoman qui a déjà commis un génocide et qui continue à le faire.
– Concernant la construction historique du conflit et une présentation communément acceptée en France qui ne remonte guère avant 1921 et le découpage orchestré par le Bureau caucasien du comité central du parti bolchevik, vous avez souhaité apporter une vision sur un temps plus long et notamment sur toute la période d’affrontement entre les empires russe et turc dans la région au cours du 19ème siècle, période correspondant également à l’émergence des identités nationales, puis aux affrontements arméno-tatares (les Azerbaidjanais appelés ainsi par les russes) du début du 20ème siècle….Pourquoi ? Que nous apprend l’étude approfondie de cette période ?
Comme vous le savez l’Azerbaïdjan ainsi que l’Arménie ont été intégrés à l’Union soviétique en 1920. Le Haut -Karabakh a été promis aux arméniens dans ces contextes. L’évolution des évènements et la résistance des autorités azerbaïdjanaises de l’époque a fait que ce territoire est resté à l’Azerbaïdjan. En France, toutes les études qui sont faites sur ces territoires, le sont pour la plupart par des auteurs arméniens, surtout par ceux qui se sont installés en France après la période du génocide et c’est logique qu’ils ne parlent que de 1921. Car, avant cette période, il n’y a pas de région du Haut-Karabakh, il y a le khanat du Karabakh, une principauté azerbaïdjanaise depuis la chute de l’empire Séfévide qui a créé plusieurs principautés en Azerbaïdjan comme le khanat d’Erevan, de Derbent, de Sheki, du Karabakh, de Tabriz etc…. Dans l’histoire, il n’y pas eu une seule guerre autour de cette région entre les Arméniens et les Azerbaïdjanais. Le conflit prend ses sources de l’immigration massive des Arméniens suite aux guerres russo-turques et aux guerres russo-iraniennes au cours de 18ème et 19ème siècle. C’est pour cette raison qu’ils ne parlent que de cela, car c’est plus facile de s’approprier ce territoire à ce moment où on commence à créer l’administration soviétique sous l’ordonnance de Staline qui était Commissaire du peuple. Toutes les sources historiques, en dehors des sources arméniennes, affirment que le Karabakh était une terre habitée et dirigée par les Azerbaïdjanais. La minorité arménienne a numériquement augmenté après les conflits avec l’Empire ottoman à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle.
J’ai pris l’histoire de façon plus large car on ne pourra pas comprendre ce conflit si on ne regarde pas d’où ça vient. Car on dit que la majorité des habitants du Karabakh sont des Arméniens mais comment ça se fait que ces Arméniens sont là. La question est là. Pourquoi, si cela a toujours été une région arménienne rattachée à l’Arménie, pourquoi il n’y a pas cette liaison physique directe entre l’Arménie et le Karabakh ? J’ai utilisé plutôt des sources arméniennes qui avouent même la création de l’Arménie actuelle avec l’aide des Russes. Il faut regarder les choses dans leur contexte car dans le Caucase du sud, tout a changé à partir de l’invasion des Russes. Jusque-là, il n’y a pas d’Arménie, pas d’État arménien dans le Caucase du sud. L’Arménie historique était sous l’Empire ottoman. J’ai essayé de donner cette chronologie de la migration arménienne vers le Caucase du sud qui est venue de la Turquie et de l’Iran. Il y a des centaines de minorités dans le Caucase dont certaines ont un État et d’autres n’en ont pas. Sur le territoire azerbaïdjanais, il y a plus de trente minorités. Mais c’est normal qu’en tant que minorité les Arméniens aient été éparpillés dans le Caucase du sud et qu’ils n’avaient pas d’État. Leur immigration s’est intensifiée avec l’arrivée des Russes dans la région. Ils ont décidé d’en faire un rempart contre les Ottomans. Mes sources proviennent des archives russes, des archives du Congrès aux États-Unis, des archives françaises ou anglaises qui ont bien étudié cette région au moment du boom pétrolier. Avant l’arrivée des Russes, on n’a pas de données statistiques sur la population de la région. Il y a des descriptions dans les récits de voyages et partout on parle de Tatars musulmans azerbaïdjanais. On ne parle d’Arméniens qu’après 1700 et surtout les guerres russo-ottomanes ou avec les Séfévides d’Iran.
– Concernant la présentation de l’Arménie comme dernier rempart chrétien face à la menace islamiste, relayée par de nombreux chroniqueurs français (Franz Olivier Giesbert, Michel Onfray…) et exploitée dans la campagne présidentielle française (déplacement en Arménie de Eric Zemmour et de Valérie Pecresse au Karabakh postérieure à la publication de votre livre), quels éléments avez-vous souhaité mettre en exergue par rapport à cette analyse huntigtonienne de « choc des civilisations » ?
Je regrette d’abord beaucoup que les politiques français instrumentalisent la cause arménienne à leurs propres fins politiques. C’est vraiment désolant, et il est dommage aussi que la diaspora arménienne créé cette opportunité pour les politiques. Pour Eric Zemmour connu pour ses propos anti-musulmans, pour Valérie Pecresse…C’est plus facile de marginaliser les Azerbaïdjanais, de stigmatiser, de consolider une image déjà véhiculée que d’en créer une autre. On dit que les Azerbaïdjanais sont des islamistes, des radicaux, des expansionnistes contre les chrétiens. Alors on peut se demander pourquoi l’Arabie saoudite qui a diffusé et financé le salafisme djihadiste sur la planète est considérée comme moins dangereuse. Je ne connais pas en France une mosquée financée par l’Azerbaïdjan. Victimiser les Arméniens est facile car on connaît l’histoire de l’islamisme en France, on a été victime du terrorisme islamiste. C’est plus tangible pour toucher le public. Mais l’Azerbaïdjan est un pays laïc, qui a une laïcité semblable à celle de France. Dans ce pays, jamais la religion n’a créé le moindre petit conflit. L’Azerbaïdjan possède la plus grande communauté juive du monde vivant de façon regroupée dans la région de Qouba en Azerbaïdjan et ce, après Israël et les États-Unis. Pour un pays prétendument islamiste, si les Juifs étaient maltraités, cela ferait longtemps que ça ferait la une des médias. On sait aussi que la diaspora juive est forte, plus que la diaspora arménienne que ce soit en France ou aux États-Unis, donc s’il y avait un problème de religion en Azerbaïdjan, on le saurait. Il n’y a pas de conflit religieux et d’ailleurs une grande partie des Arméniens d’Arménie et de certaines élites arméniennes en France disent qu’il s’agit d’un conflit ethnique et territorial et non d’un conflit religieux. Il s’agit plus des propos des politiques et des médias, des « messieurs je sais tout » comme BHL ou Michel Onfray qui ont juste leur vision construite non basée sur la vérité et qui savent ce qui est facile d’exploiter pour faire parler d’eux. Encore une fois, on renforce l’image du « sauvage musulman » à des fins politiques intérieures françaises ou à des fins médiatiques pour rester tendance. Même si les Arméniens eux même ne le disent pas. Ce sont des propos des gens qui prétendent « être plus chrétien » que le pape lui-même. Cela permet d’avoir la cote auprès de la communauté arménienne pour des fins électorales et aussi d’être remercié par Mourad Papazian. Il n’y a pas un conflit sur lequel BHL n’est pas intervenu. On ne peut pas tout savoir sur tout, cela le décrédibilise complètement. Il a besoin d’assumer son existence.
Or si c’est une guerre de religion, pourquoi l’Iran a toujours soutenu et continue de soutenir l’Arménie chrétienne ? Il y a deux pays chiites dans la région, l’Iran et l’Azerbaïdjan, et l’Iran n’a jamais soutenu l’Azerbaïdjan. Et pourquoi Israël est le grand allié fiable de l’Azerbaïdjan qui est un pays musulman ? Ce schéma de religion ne marche pas du tout.
« Il faut regarder les choses dans leur contexte car dans le Caucase du sud, tout a changé à partir de l’invasion des Russes. Jusque-là, il n’y a pas d’État arménien dans le Caucase du sud. J’ai essayé de donner cette chronologie de la migration arménienne vers le Caucase du sud qui est venue de la Turquie et de l’Iran ».
– Concernant les accusations de « génocide » dans la guerre de 2020 pour qualifier le combat des Azerbaïdjanais, souvent assimilés dans le discours à des « Turcs », vous avez aussi souhaité apporter des éléments de réflexion…quels sont-ils ?
Cette histoire de génocide non reconnu par les Turcs est très connue. Aujourd’hui le rapprochement de l’Azerbaïdjan et de la Turquie a donné un moyen de pression, de falsification de la vérité par la communauté arménienne, par les politiques qui veulent régler leur compte avec Erdogan. On connaît l’histoire du conflit avec la Grèce ou des réfugiés syriens qui ont installé une image de méchant anti-européen.
Mais ça n’arrange personne de connaître la vérité. Pendant le génocide, en 1915, pendant la 1ère guerre mondiale, l’Azerbaïdjan était sous la coupe tsariste et combattait les Ottomans. Ils n’étaient pas en train de massacrer les Arméniens. A cette période, il y a eu une grande émigration des Arméniens vers l’Azerbaïdjan, vers le Karabakh, vers Bakou, vers Gandja (à l’époque Elisabetpol). L’Azerbaïdjan a ouvert ses bras aux Arméniens, et il n’a jamais participé à ce génocide ni par des moyens financiers, ni par des moyens humains ou militaires. Aujourd’hui, accuser l’Azerbaïdjan de génocide est juste aberrant et c’est une falsification historique. Comme pour le schéma religieux, le schéma du génocide ne fonctionne pas. On ne connaît pas en France cette histoire, on a déjà du mal à connaître notre histoire alors comment voulez -vous que les gens connaissent l’histoire des pays à 3500km loin d’ici ? Alors des gens opportunistes comme Zemmour, Pecresse ou BHL ont cette possibilité de manipulation et de présenter ce conflit d’une manière qui répond à leur intérêt.
« Pendant le génocide, en 1915, pendant la 1èreguerre mondiale, l’Azerbaïdjan était sous la coupe tsariste et combattait les Ottomans. Ils n’étaient pas en train de massacrer les Arméniens ».
– Quel regard portez-vous sur les différents formats de résolution du conflit en cours : est ce qu’ils se juxtaposent ou est ce qu’ils s’articulent avec des missions différentes ? Quels sont leurs avantages et leurs inconvénients respectifs ? Il semble qu’on assiste à un champ très concurrentiel entre les initiatives russes, le groupe de Minsk de l’OSCE dont les acteurs français et américain sont en perte de vitesse, le format 3+3 proposé par la Turquie qui a commencé ses travaux sans la Géorgie et qui recentre les enjeux sur les échanges économiques et les transports et relocalise les discussions entre pays caucasiens et voisinage immédiat, le format alternatif proposé par la Géorgie avec les pays occidentaux sans la Russie qui ne semble pas pouvoir voir le jour…La Russie est la seule qui soit de tous les formats actifs à ce jour et continue semble-t-il de faire le jeu dans la région….est-ce une bonne nouvelle pour l’Arménie et l’Azerbaïdjan ? Quel pourrait-être le format idéal de négociations à l’heure actuelle, selon vous ?
Le format idéal ce serait que ces deux pays négocient directement sans un troisième intrus. Qu’ils puissent décider ensemble de ce qu’ils veulent et comment ils le veulent. Tant qu’il y a une troisième ou une quatrième partie qui intervient, il y aura toujours des intérêts qui vont prendre le pas sur ceux des principaux concernés. La région se trouve sous l’influence de la Russie, ça c’est clair et net. On a vu que les États-Unis ne sont plus intéressés par cette région, qu’ils ont des préoccupations plus importantes. C’est pourquoi ils se sont retirés progressivement de cette région et du conflit du Karabakh. La France pouvait jouer un rôle beaucoup plus important mais ce qu’elle a fait pendant cette guerre lui a fait brûler toutes ces cartes. Il y a une réalité de terrain aujourd’hui qui dicte les conditions de paix dans la région et qui sont les intérêts russes. On ne peut pas négliger cet élément pour étudier ce conflit. L’Azerbaïdjan était le seul pays où il n’y avait pas les bases militaires Russes. Ce qui est désolant, c’est que pendant trente ans, les membres du groupe de Minsk n’ont rien fait pour résoudre ce problème sans guerre et pour trouver une solution pacifique, pour faire en sorte que l’Arménie respecte le droit international, libère les territoires occupés en plus du Karabakh dont l’occupation a causé 800 000 réfugiés. Ils n’ont pas trouvé ou n’ont pas voulu trouver de moyens d’influencer l’Arménie pour qu’ils respectent le droit international et arriver ainsi à un traité de paix. Donc l’Arménie avait un contrat de 25 ans pour abriter des bases militaires russes, on connaît le sort de la Géorgie, et seul l’Azerbaïdjan qui n’avait pas de soldats russes sur ses territoires et qui était plus pro-européen avant cette guerre se trouve maintenant avec des soldats de la paix russes sur son territoire. On ne peut plus revenir en arrière. Ce qui se passe aujourd’hui au Kazakhstan permettra de voir si vraiment l’armée va partir. La Russie de Poutine envoie le message suivant : « cette région est la nôtre et on ne va pas la partager avec d’autres ». L’accord de cessez-le-feu a été signé sous l’égide russe sans les autres membres du groupe de Minsk, ce qui veut dire que les autres membres se sont désintéressés de la question ou qu’ils ont négligé la question au profit des Russes. On ne peut plus négocier sans eux et tant qu’ils sont là, il n’y aura pas d’entente idéale parce que la Russie maximisera toujours ses propres intérêts et elle va dicter ses conditions.
« Or si c’est une guerre de religion, pourquoi l’Iran a toujours soutenu et continue de soutenir l’Arménie chrétienne ? Il y a deux pays chiites dans la région, l’Iran et l’Azerbaïdjan, et l’Iran n’a jamais soutenu l’Azerbaïdjan. Et pourquoi Israël est le grand allié fiable de l’Azerbaïdjan qui est un pays musulman ? Ce schéma de religion ne marche pas du tout ».
La Russie a-t-elle moins de marge de manœuvre qu’auparavant du fait du retour de la Turquie dans le jeu sud-caucasien ?
La Turquie est un membre de l’OTAN et c’est en tant que tel qu’elle agit dans la région. La Turquie n’agit pas seule. La Russie n’a pas cédé plus à la Turquie et donc à l’OTAN que ce qu’elle pouvait céder. L’OTAN ne peut pas entrer en conflit avec les Russes dans le Caucase. Mais on verra ce qui va se passer au Kazakhstan. Ils doivent sortir progressivement. Ils sont arrivés en quelques heures et ils ont besoin de deux semaines pour quitter le territoire. Quand l’accord de cessez-le-feu a été signé avec l’Azerbaïdjan, l’armée russe était déjà à la frontière. Une heure après, l’armée était au Karabakh. Les choses sont prévues, planifiées. 3000 soldats déplacés en quelques heures au Kazakhstan. L’Europe encore une fois a abandonné le Caucase comme elle l’a déjà fait en 1920. L’Europe a montré qu’elle ne souhaite pas rentrer en conflit avec les Russes pour cette région qui se trouve loin des frontières de l’Europe. Elle envoie le message suivant « qu’ils se débrouillent entre eux ! ».
«Ce qui est désolant, c’est que pendant trente ans, les membres du groupe de Minsk n’ont rien fait pour résoudre ce problème sans guerre et pour trouver une solution pacifique, pour faire en sorte que l’Arménie respecte le droit international, libère les territoires occupés en plus du Karabakh dont l’occupation a causé 800 000 réfugiés. Ils n’ont pas trouvé ou n’ont pas voulu trouver de moyens d’influencer l’Arménie pour qu’ils respectent le droit international et arriver ainsi à un traité de paix.».
– Quelle est la place de la France dans ces négociations ? Il semble que le vote du Sénat du 25 novembre 2020 demandant la reconnaissance de l’indépendance du Karabakh bien que n’ayant pas été suivi par l’État, ait causé beaucoup de tort aux relations franco-azerbaïdjanaises autant qu’il semble l’avoir décrédibilisé dans le cadre de la résolution de ce conflit…Certains spécialistes proposent même un remplacement de la France au sein du groupe de Minsk….qu’en pensez-vous ?
La reconnaissance par le Sénat et puis par l’Assemblée nationale a fait de la France le seul pays sur la scène internationale reconnaissant l’indépendance d’un territoire que les Arméniens eux même ne reconnaissent pas. Ce qui va contre le droit international. Cela dépasse tous les fantasmes et toutes les hypothèses imaginables. Il faut prendre en considération le droit international qui reconnaît le territoire azerbaïdjanais dans ses frontières de 1991, ce qui est reconnu par l’Arménie, et que le Haut-Karabakh est compris dans ce territoire, ce qui est confirmé par des résolutions des Nations-Unies que la France a aussi voté. Aller contre le droit international et reconnaître le territoire d’un autre pays comme étant indépendant, c’est en plus de décrédibiliser la position de la France, la ridiculiser sur la scène internationale. Cela n’a pas été pris au sérieux.
Concernant le groupe de Minsk, la France aurait dû rester neutre et jouer son rôle de médiateur de paix au lieu de soutenir l’Arménie, et elle aurait dû faire profiter son expérience de paix réussie avec l’Allemagne aux partie prenantes. Mais selon moi, le groupe de Minsk, comme le dit Emmanuel Macron pour l’OTAN, est en « état de mort cérébrale ». Il n’y en a plus. Il y a la Russie. Il faut annuler ce groupe, le supprimer. Il n’a rien fait de crédible pendant trente ans. Il est inutile. Remplacer la France, ne donnera pas de moyens d’action à ce groupe.
– Votre activité de consultante en développement international vous amène-t-elle par ailleurs à constater une perte de vitesse de la France en termes d’investissement en Azerbaïdjan…les marchés qui s’ouvrent dans le cadre de la reconstruction du Karabakh lui échappent-ils complètement contrairement aux Italiens, aux Anglais, aux Russes ou aux Israéliens par exemple ?
Clairement ! La France est restée en dehors de ce champ de reconstruction du Karabakh et dans les régions qui l’entourent, et les entreprises françaises n’y participent pas pour des raisons déjà connues. Je ne sais pas s’il va y avoir un changement dans la politique française à l’égard de l’Azerbaïdjan suite à ce conflit. Peut-être que les relations économiques reprendront comme avant mais actuellement ce n’est pas le sujet de discussion. Bien sûr, il y a les Russes, les Turcs, et puis il y a les Italiens, les Israéliens qui sont très actifs dans la région, et tous les grands projets se font sans les Français à cause de cette position partiale de la France.
« La reconnaissance par le Sénat et l’Assemblée nationale a fait de la France le seul pays sur la scène internationale reconnaissant l’indépendance d’un territoire que les Arméniens eux même ne reconnaissent pas. Ce qui va contre le droit international. Cela dépasse tous les fantasmes et toute les hypothèses imaginables ».
– Vous imaginez la création au Karabakh d’une « grande réserve naturelle protégée, symbole de paix »…c’est une idée formidable ! Mais est ce que ce projet est en discussion dans les sphères décisionnelles ? Quels seraient les acteurs possibles pour être partie prenante d’un tel projet ? Et l’État azerbaïdjanais a-t-il une réelle ambition d’intégrer la communauté arménienne dans des projets de ce type?
Il ne faut pas oublier que les Arméniens du Karabakh sont des Azerbaïdjanais et c’est à l’État azerbaïdjanais de prendre soin de tous ses citoyens, de les faire participer à tous les projets économiques, sociaux et politiques du pays. Il doit y avoir une réintégration des Arméniens au sein de l’État azerbaïdjanais. Ils sont Arméniens, et en Azerbaïdjan il y a des Arméniens dans toutes les grandes villes d’Azerbaïdjan, à Bakou, à Sumgaït ou à Gandja et il n’y a pas de problèmes pour eux. Pour ceux du Karabakh, tout doit être rétabli comme cela était avant. Il faut faire ces recherches statistiques et rétablir la souveraineté de l’Etat sur son territoire.
En ce qui concerne ce projet d’établissement d’une réserve naturelle, ce qui est en train de se passer va dans ce sens. Par exemple, Choucha a été déclarée capitale culturelle. Il y a eu une grande destruction du Karabakh à tous les niveaux. On parle souvent des pertes humaines mais il y a eu aussi un impact destructeur énorme sur l’environnement, sur la réserve naturelle. Des forêts sont complètement détruites et il faut les réimplanter. Il n’y a pas que les habitations et les infrastructures. L’impact de l’occupation arménienne est terrible. Agdam est une ville fantôme. Il n’y a plus aucun arbre. Tout a été rasé et exporté en Arménie.
Les projets sont là. Comme en France, en Azerbaïdjan non plus, on ne fait pas de différence entre les minorités. On ne fait pas de distinction. J’espère qu’une fois la souveraineté azerbaïdjanaise rétablie sur ces territoires, les citoyens arméniens vont trouver le confort au Karabakh et dans les autres régions.
– Vous évoquez également le « couloir du Zanguezour » comme moyen de dynamiser la région et de l’inscrire dans le projet des « Nouvelles routes de la Soie »….Mais ce couloir ne prévoit-il pas de couper l’Arménie et l’Iran de leur frontière commune ? Quel serait l’intérêt de l’Arménie dans un tel projet ?
D’abord ce projet correspond à une condition imposée par le gagnant mais qui arrange aussi les Arméniens, les Turcs et les Russes. Il y a aussi en contrepartie le corridor de Latchine pour les Arméniens. Il s’agit d’un échange gagnant-gagnant. Le corridor du Zanguezour ne comprend que des voies ferroviaires et reste sous souveraineté arménienne, les deux États ayant déjà reconnu de façon réciproque leur intégrité territoriale en 1991. Il ne s’agit pas d’un territoire reliant l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan et qui passerait sous souveraineté azerbaïdjanaise. L’Arménie donnerait son accord pour utiliser des voies ferroviaires.
L’Arménie aujourd’hui a une économie qui s’est beaucoup fragilisée, une émigration massive et continue des jeunes Arméniens. Or, si cette frontière avec l’Iran permettait un développement économique durable et fort, pourquoi ça n’a pas été fait. Ce n’est pas si important. L’Arménie a vécu dans un blocus par rapport auquel la seule solution était iranienne mais si l’Arménie accepte de rétablir des relations avec l’Azerbaïdjan et la Turquie, il n’y aura plus de questions de blocus et elle ne sera plus dépendante de l’Iran. Les liaisons de l’Arménie avec ces deux pays sont plus importantes pour elle que celles avec l’Iran. Seul un accord de paix permettra l’intégration de l’Arménie à tous les grands projets régionaux.
Oui, l’Azerbaïdjan va établir une relation physique avec le Nakhitchevan. Il y a un souhait des grandes puissances régionales de faire un corridor et que l’Arménie sorte de ce blocus parce que son économie s’écroule complètement. On ne peut pas vivre éternellement avec l’argent de la diaspora. Chaque année, 200 000 personnes quittent l’Arménie. Tant qu’elle est conditionnée par les Russes et les Iraniens, elle n’a pas beaucoup de marge de manœuvre. L’Arménie peut sortir gagnante de ce conflit. Elle va pouvoir réduire sa dépendance vis à vis de ces deux puissances. Le projet de corridor de Zanguezour est plus avantageux pour l’Arménie. A l’époque de l’URSS, cette relation ferroviaire existait et ce lien entre l’Azerbaïdjan et sa région du Nakhitchevan passait par cette frontière entre l’Iran et l’Arménie.
– Vous dîtes justement qu’il faut faire la différence entre la « paix qui figure sur un papier et celle qui se construit entre hommes »…Or Ilham Aliev, le président azerbaïdjanais ne va-t-il pas un peu vite en soutenant que le conflit est dors et déjà terminé et qu’il appartient définitivement au passé ?
Il s’agit d’un discours politique mais il faut que les deux parties acceptent que le conflit soit terminé et qu’il appartienne au passé. C’est dans l’intérêt des Azerbaïdjanais et des Arméniens. Il y a toujours des choses qu’on peut rattraper. On a raté l’occasion de créer une union des pays du Caucase qui pouvait se construire sans les Russes, en bonne entente, si les Arméniens avaient une vraie volonté politique de se détacher de la Russie. L’idée existe depuis 1918 d’une union économique et commerciale entre ces trois pays, de se débarrasser des Russes et de s’intégrer à l’Europe. Cette chance a été ratée en 1920 puis après l’indépendance de 1991. C’est dans l’intérêt des deux pays. Ilham Aliev fait un discours politique qui montre la volonté pour la paix et mais je ne suis pas sûr qu’il y croit à 100 %, il n’est pas si naïf. Maintenant cela passe par la confiance et l’engagement des hommes sur le terrain. Il faut discuter ensemble car ça ne sert à rien de se battre pour une petite portion de territoire alors que l’Arménie se vide à grande vitesse. On dirait que les Arméniens ne veulent plus la guerre mais en France tous les politiques et les journalistes semblent en vouloir une pour eux. On est en train d’envoyer le message « faîtes la guerre pour reprendre le Karabakh » mais qui va y vivre ? Que veut-on pour l’Arménie ? Les voir se déliter pour qu’ils accusent ensuite les Turcs, les musulmans, les Azerbaïdjanais. On les pousse dans une dynamique revancharde contraire à ses intérêts.
« On a raté l’occasion de créer une union des pays du Caucase qui pouvait se construire sans les Russes, en bonne entente, si les Arméniens avaient une vraie volonté politique de se détacher de la Russie. L’idée existe depuis 1918 d’une union économique et commerciale entre ces trois pays et de se débarrasser des Russes et de s’intégrer à l’Europe. Cette chance a été ratée en 1920 puis après l’indépendance de 1991 ».
– Quelles sont, selon vous, les représentations socio-culturelles qui empêchent Arméniens et Azerbaïdjanais de créer du « commun » dans la région ? Vous avez, semble-t-il, vécu toute jeune en bonne harmonie avec les Arméniens en Azerbaïdjan…pourriez-vous nous parler de cette période ? Quelle est la différence avec ce que vit la jeune génération actuelle sur laquelle repose en partie l’avenir de la région ? Comment pensez-vous qu’il serait possible de retisser des liens entre les deux communautés, au-delà de la reprise attendue des échanges économiques entre les deux pays ?
Ce sera très difficile parce que, comme je le mentionnais, il y a toujours des tentatives de pousser les Arméniens dans une dynamique de haine, comme pour le génocide qui date d’il y a cent ans, mais ça ne s’arrête pas. On continue dans la même logique à accuser l’Azerbaïdjan aussi. Au contraire des relations entre Israël et l’Allemagne alors que le génocide des Juifs est plus récent. Ils sont passés à une autre étape. On enracine cette haine entre les peuples. Récemment l’Arménie a été condamnée par la justice internationale pour appel à la haine contre les Azerbaïdjanais. En suivant les médias sociaux et traditionnels, les Azerbaïdjanais portent de plus en plus un discours de paix. Il y a une chaîne Youtube en russe animée par un Azerbaïdjanais résidant aux États-Unis qui réalise des émissions invitant des Arméniens et des Azerbaïdjanais, journalistes, politologues pour discuter et essayer de trouver des moyens pour les sociétés civiles de s’entendre mais il y a beaucoup d’Arméniens qui refusent d’y participer. Par peur aussi et pas seulement parce qu’ils ne veulent pas parler. Par peur des nationalistes s’ils prennent une position plus pacifique.
Il n’y a pas de grandes différences culturelles entre Azerbaïdjanais et Arméniens mis à part la religion mais celle-ci n’a pas beaucoup d’impact au sein de la société azerbaïdjanaise sur les liens entre les personnes et les peuples. J’ai grandi dans un environnement où la plupart de nos voisins étaient des Arméniens, j’ai des liens parentaux avec des Arméniens qui habitent aujourd’hui à Bakou, j’ai des cousins germains issus de couples mixtes. Ils parlaient azéri, on a grandi ensemble, on vivait ensemble. Nous n’avons jamais senti de différences. A l’époque soviétique, où il n’y avait pas de nourrice et où les grands-mères étaient toujours disponibles pour veiller sur les enfants, tous les enfants se retrouvaient chez ma grand-mère qui était une femme bienveillante et tous les voisins et enfants arméniens et azerbaïdjanais étaient ensemble. On mange la même chose, la cuisine est la même, la musique est la même, les vêtements sont les mêmes. Il ne faut pas oublier que si l’Azerbaïdjan a un lien culturel naturel avec la Turquie, c’est la même chose pour les Arméniens qui viennent de la Turquie. Leur patrie et État historique se trouve en Turquie. On a oublié qu’on est influencé par la même culture. C’est différent avec les Géorgiens par exemple, avec lesquels on a moins de proximité qu’avec les Arméniens.
« J’ai grandi dans un environnement où la plupart de nos voisins étaient des Arméniens, j’ai des liens parentaux avec des Arméniens qui habitent aujourd’hui à Bakou, j’ai des cousins germains issus de couples mixtes. Ils parlaient azéri, on a grandi ensemble, on vivait ensemble. Nous n’avons jamais senti de différences ».
– Comment voyez-vous l’évolution de la résolution de conflit en 2022 et dans les années à venir ?
Actuellement, il est très difficile de prévoir quoi que ce soit dans le contexte international assez complexe actuellement, et vu ce qui se passe aussi au Kazakhstan en ce moment, ou en Ukraine. J’aurais peut-être dit quelque chose si on faisait cette interview plus tard. Mais avant la date de de la sortie de l’armée russe du Kazakhstan, je ne pourrais rien dire. S’ils restent tout est fichu car cela voudrait dire que l’Union soviétique se rétablit et que tout recommence comme il y a trente ans. C’est pour cela que je ne peux pas prédire à long terme ce qui va se passer. Il y a encore eu des tensions cette semaine entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il n’y aura pas d’apaisement supplémentaire tant qu’il n’y aura pas eu de démarcation des frontières, tant que les deux présidents n’auront pas signé un traité de paix détaillant toutes les étapes de construction de la paix. Rien n’est détaillé. Il devrait y avoir un plan par étape mais rien n’est clarifié. L’Arménie n’est pas en position de refaire la guerre à court terme parce qu’elle n’en a pas les moyens et l’Azerbaïdjan n’y a pas d’intérêt non plus. La Turquie ne se trouve pas non plus en position de relancer quoi que ce soit. Actuellement le maître du jeu, comme d’habitude, est Monsieur Poutine. On verra ce qui se passe au Kazakhstan. Va-t-il renoncer à ses ambitions d’étendre la Russie jusqu’à la Chine comme pendant l’URSS et trouver une solution de paix durable, celle qui l’arrange d’abord et ensuite celle qui arrange l’ensemble de la région ? C’est difficile de le dire. Ce ne sera pas facile mais j’essaye de croire que cela va se faire.