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Entretien avec Hamit Bozarslan – La guerre en Ukraine et la géopolitique turque

Un entretien réalisé par Morgan Caillet et Ismaël Ricard

A retrouver dans notre dossier spécial : Etat des lieux – le conflit en Ukraine dans l’espace eurasiatique    LIRE

Hamit Bozarslan est historien, politologue et spécialiste du Moyen-Orient, de la Turquie et de la question kurde. Il est directeur d’études à l’EHESS où il a codirigé l’Institut d’études de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman (IISMM) entre 2002 et 2008. Il est membre du comité de rédaction des revues Cultures et Conflits et Critique Internationale et membre de la Société asiatique. Ses thèmes de recherche concernent l’histoire de la Turquie contemporaine, la question kurde, les questions minoritaires au Moyen-Orient et l’histoire et la sociologie de la violence au Moyen-Orient.

Morgan Caillet (MC) : Les terrains de compétition entre la Turquie et la Russie sont nombreux, certains assez traditionnels comme les Balkans, le Caucase, et l’Asie centrale, d’autres plus récents comme la Syrie et la Libye, et certains peut-être en devenir comme l’Afrique…La politique étrangère turque est marquée aussi par des formes de collaboration avec la Russie sur certains dossiers : achat à la Russie du système de défense aérien S400 malgré son appartenance à l’OTAN, achat de gaz à la Russie qui couvre 35 % de ses besoins…La rencontre de septembre entre les deux dirigeants en septembre dernier à Sotchi a également porté sur d’autres formes de coopération dans le domaine militaire et nucléaire.Pourriez vous nous dresser un panorama général de ces différents terrains de conflictualité et de leur construction historique ? Comment pourrait-on qualifier cette relation très particulière ? Comment l’expliquer ?  

Hamit Bozarslan (HB) : Ce qu’il faut prendre en considération, c’est que ces terrains conflictuels ont existé historiquement et ils ont posé un certain nombre de coopération entre les deux pays. Mais en même temps, on a vu qu’il y avait des formes de coopération qui pouvaient se mettre en place comme en Syrie, en Arménie, dans le Caucase etc…Donc on a l’impression d’une coalition de complices. Michel de la Boétie nous disait : « les méchants peuvent devenir des complices mais jamais des amis ». Il n’y a absolument pas d’amitié mais cette absence d’amitié ne signifie pas qu’il y a aussi absence de complicité et de coopération. Sur chacun de ces terrains, on voit qu’historiquement les deux adversaires se sont affrontés comme dans le cas de Syrie où cela apparaît très clairement : en 2015 la Turquie a détruit un chasseur russe qui avait survolé sa frontière pendant quelques secondes. Tout le monde s’attendait à une crise extrêmement longue et la crise a eu lieu. Il y a eu un boycott des produits turcs par le Kremlin, qui a également la Turquie sur sa liste noire. Mais après on a vu un rapprochement. Celui-ci s’est fait sur le dos des opposants syriens et des Kurdes. Erdogan a accepté de retirer son soutien au rebelles dans la région d’Alep et en contrepartie la Russie a permis à la Turquie d’intervenir dans la région de Al-Bab et l’a aidé ensuite contre les Kurdes dans la région d’Afrin On a vu cela aussi dans le cas de l’Arménie en 2020 au Karabakh. Pour Poutine, il n’y avait absolument aucune raison de sacrifier les Arméniens, pas plus que de sacrifier les Kurdes mais il était important de s’entendre avec Erdogan, notamment aussi sur la question des missiles S-400 qu’Erdogan a acheté du fait d’une profonde hostilité vis à vis des Américains, de l’Occident et avec une volonté de semer la zizanie entre les pays de l’OTAN. Donc on est systématiquement dans cette situation. La Russie peut être extrêmement cynique, sacrifier ses propres alliés, des groupes contre lesquels elle n’a rien, en contrepartie d’une négociation avec la Turquie. Mais ces négociations ne signifient pas non plus qu’il n’y a pas d’affrontements. On a vu par exemple que dans la région d’Idlib contrôlée par la Turquie avec l’aval de Poutine, de temps en temps, l’aviation russe intervenir et tuer des soldats turcs. C’est une façon d’envoyer un message. On a vu cela en Libye très clairement. Les deux forces se sont affrontées par milices interposées. D’un côté il n’y a pas d’intégration absolue entre eux, mais de l’autre côté pas davantage une dissociation : le cynisme est la ligne conductrice qui permet à ces deux pays de développer une politique étrangère régionale.

MC : L’histoire des relations turco-russes est marquée par 11 guerres russo-ottomanes entre le 16ème et le 20ème siècle. Est ce que la guerre en Ukraine s’inscrit dans l’imaginaire turc dans la continuation de cette vieille rivalité avec un ennemi historique ? Que représente l’Ukraine pour la Turquie ? Quels sont leurs liens historiques, culturels, ethniques, économiques, diplomatiques ?

HB : Vous avez tout à fait raison de souligner qu’il y a une toute une série de guerre au 18ème et au 19ème siècle entre la Russie et l’Empire ottoman. Il faut rappeler que la Russie s’est constituée comme Empire au détriment de l’Empire ottoman dans un premier temps, que ce soit dans le Caucase, dans les Balkans. L’expansion impériale russe découle directement d’une logique d’hostilité par rapport à l’Empire ottoman. Mais cela étant dit, il ne faut pas oublier qu’il y a eu aussi des moments de rapprochement et le vrai moment de rapprochement, qui est très cynique là aussi, c’était sous Lénine. En 1919 et 1920, Lénine est orphelin d’une révolution européenne : jusqu’en 1919, il pense que la Révolution éclatera en Europe et que la Russie brisera son isolement, ce qui ne se fait pas. Dès lors, il devient urgent pour Lénine de se rapprocher d’autres pays, y compris parmi les leaders qu’il méprisait profondément. Et Mustafa Kemal et la résistance kémaliste, qui est une force émergente, constitue une des options. Et il mise complètement sur cette option. Et d’un autre côté, pour Mustafa Kemal qui se présente comme anti-impérialiste dans ce contexte, le rapprochement avec Lénine est très important. Il écrit plusieurs lettres à Lénine en lui disant qu’ils sont tous deux anti-impérialistes et par conséquent « Allez écraser les Géorgiens et laissez nous écraser les Arméniens ! ». Donc pour lui, l’impérialisme, c’est l’ « impérialisme » géorgien et l’ « impérialisme » arménien. Vous voyez là comment une reconfiguration de rapprochement sur le dos des faibles devient possible.

Je dirais que concernant l’Ukraine depuis 2014, la situation est analogue. La Turquie était scandalisée par l’annexion de la Crimée, d’autant plus qu’ anciennement elle faisait partie, du moins théoriquement, de la suzeraineté ottomane. Il y avait un khanat de Crimée. C’était la terre des Tatars turcophones avant leur déportation sous Staline. L’annexion de la Crimée par Poutine a donc été symboliquement mal vécu. Mais on sait que dès 2015-2016, la Turquie a complètement oublié la centralité de cette question et a fait le choix d’un rapprochement très accéléré avec Moscou tout en essayant de préserver les autorités de Kiev en vendant des drones qui ont été utilisés dans les guerres au Donbass, même avant 2021-2022. Mais c’est en quelque sorte « le service minimum ». Et on a l’impression qu’aujourd’hui, pour la Turquie, le soutien à la Crimée et à l’Ukraine est un soutien a minima. Il faut préciser qu’on soutient l’Ukraine et sa souveraineté et de l’autre côté, on fait en sorte de ne rien compromettre par rapport à la Russie. Et pour preuve, aujourd’hui Poutine, Raïssi et Erdogan vont de nouveau se rencontrer Téhéran. Un autre élément intervient à ce propos, c’est que, par exemple, il y avait un bateau chargé de blé ukrainien que la Russie avait envoyé en Turquie, ce bateau a été réquisitionné mais seulement pour être de nouveau envoyé à la Russie. Je crois qu’il faut prendre la mesure de ce cynisme absolument extraordinaire pour comprendre la relation entre les deux pays aujourd’hui et pour comprendre pourquoi la Turquie exprime une voix très timorée par rapport à l’Ukraine.

MC:  On a vu plusieurs tentatives de médiation turque dans le cadre de la guerre en Ukraine, la Turquie ayant tout à la fois reconnu « l’intégrité territoriale de l’Ukraine, la Crimée comprise » et refusé de prendre des sanctions contre la Russie. Recep Tayyip Erdogan s’est dit prêt le 28 avril à « prendre l’initiative » pour mettre fin à la guerre en Ukraine et alors que le 6 mars, Volodymyr Zelensky, le président ukrainien s’est dit prêt, lors d’une conversation téléphonique avec lui à venir à Istanbul ou à Ankara afin d’y rencontrer le président russe, Vladimir Poutine, une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères russe, ukrainien et turc, Sergueï Lavrov, Dmytro Kuleba et Mevlut Cavusoglu, a eu lieu le 10 mars en marge du Forum diplomatique d’Antalya. Et des rencontres ont eu lieu également le 29 mars à Istanbul. Quels sont les résultats de ces négociations ? Quels sont, selon vous, les éléments mis en balance dans les négociations entre la Turquie et la Russie concernant la guerre en Ukraine ? Quelle est la marge de manœuvre de la Turquie sur ce dossier ? Quels sont ses atouts et ses faiblesses pour proposer une troisième voie ?

HB: Erdogan se voyait même lauréat du prix Nobel dans cette période. On écrivait qu’Erdogan allait servir de médiateur et que ce conflit serait terminé rapidement. Et qu’Erdogan recevrait le prix Nobel. Les choses ne se sont pas passé de cette manière. Vous avez rappelé les dates du mois de mars et du mois d’avril alors que là on est dans la deuxième moitié de juillet et énormément de choses se sont passées depuis. Au début, la carte du conflit ukrainien n’était pas encore claire. Pour Poutine, il s’agissait d’occuper le pays en 24h ou 48h. On a énormément d’éléments qui le suggèrent aujourd’hui. Cela ne s’est pas réalisé. Dans une logique parfaitement cynique, Poutine a fait le choix des fuites en avant. Erdogan a pensé que l’impuissance de Poutine, qu’il observait sous ses yeux, lui offrirait une occasion en or. Cela étant dit, dans ces négociations en Turquie, rien n’a eu lieu, absolument rien car Poutine n’avait aucune envie d’arrêter la guerre, autrement dit avouer sa défaite, d’autant plus qu’il avait déjà échoué à réaliser ses projets initiaux qui consistait à occuper Kiev voire aller jusqu’à la frontière polonaise. Les choix stratégiques ont été redéfinis dans le but de conquérir la totalité du Donbass. La guerre a aussi changé de dimension parce qu’on est entré dans une sorte de guerre froide, fait ouvertement avoué par l’OTAN. La guerre n’a pas été voulue ni par l’OTAN ni par les démocraties occidentales mais maintenant qu’elle est là, on sait que la course aux armements va recommencer, et que la stratégie de « faire saigner la Russie du nez » va être mise en place. De ce point de vue, je ne vois pas comment Poutine pourrait éviter de rentrer dans cette logique de la guerre froide, ni comment il va pouvoir la gagner.

Cela dit, il se peut que demain, la situation devienne tellement ingérable que la Russie exprime qu’à la demande de ses alliés et de ses amis, la Chine, Israël et la Turquie, elle accepte une médiation ou une trêve. Mais on en est pas encore là. Et en tous les cas, des négociations d’avril, il ne reste que du sable. C’est un château qui s’est construit sur du sable et s’est effondré sur du sable.

MC : La politique étrangère turque est aussi marquée par des rivalités persistantes avec les membres de l’OTAN. Récemment avec la France qui a apporté son franc soutien à la Grèce dans le cadre des incursions turques en mer Égée et leur demande de révision des délimitations des espaces marins, avec les États-Unis concernant son implication en Syrie et sa lutte contre les Kurdes, avec l’UE concernant la crise migratoire liée à la guerre en Syrie, son rapprochement avec des régimes autoritaires comme la Chine, ses attaques à la sécularisation du pays mise en place sous Atatürk etc…. Comment la Turquie compose-t-elle avec ces relations ambiguës pour se positionner dans le conflit ukrainien ? Quel est son rôle exact dans le cadre de la diversification à venir des apports énergétiques de l’Union européenne? 

HB : C’est là qu’on voit ce qui lie la Turquie d’Erdogan et la Russie de Poutine. Les deux pays ou les deux régimes partagent exactement la même lecture de l’histoire. Pour eux, la nation turque ou la nation russe ont reçu une mission historique qui consiste à devenir des Empires, à dominer le monde ou en tous cas, leur région. Que cette mission historique ne les distingue pas en tant qu’entités ontologiques pures dont l’existence est menacée par l’ontologie occidentale qui serait corrompue et corruptrice. Que la guerre entre l’Occident et leurs nations respectives serait une guerre éternelle, trans-historique, méta-historique. Que l’histoire du monde, et notamment l’histoire de l’Occident serait l’histoire de l’Occident contre la Russie ou contre la Turquie. Que le temps passé fut un temps de grandeur, de gloire, suivi de périodes de déclin imposées par l’Occident. Et que le temps à venir doit être celui de revanche sur l’histoire. Donc de ce point de vue-là, les deux régimes partagent exactement la même vision du monde. Et le conflit avec ce qu’ils décrivent comme l’Occident reste le conflit central. Je crois que dans leur rapprochement, il faut voir cette part des choses. Et si on se place dans cette perspective, les choses cessent de devenir géopolitique ou géostratégiques. On est dans une logique différente. Vous avez aussi évoqué la question du sécularisme qu’on peut également mentionner à propos de la Russie. Il y a aussi une volonté de prendre sa revanche sur le 19ème siècle ottoman et russe, c’est à dire désoccidentaliser les pays, arrêter le processus d’occidentalisation considéré comme un processus d’aliénation et de trahison interne par les élites. Je pense qu’il faut avoir cela à l’esprit pour comprendre pourquoi ces deux pays tiennent de discours très analogues, terme à terme, que j’avais d’ailleurs analysé dans mon livre qui s’appelle L’anti-démocratie au 21ème siècle – Iran, Turquie, Russie. Pour les trois régimes, vous pouvez faire pratiquement trois colonnes et obtenir les mêmes phrases, les mêmes groupes de phrases.

Mais c’est vrai que la Turquie essaye de jouer aussi sur sa puissance de nuisance avec la question de l’OTAN. La décision d’intégrer l’OTAN n’a pas été prise par Erdogan ; elle date de 1949-52 et suit quasiment la constitution de l’OTAN. Elle s’explique par le fait qu’à cette époque Staline menaçait ouvertement l’intégrité territoriale de la Turquie. Donc après 70 ans, le pays se retrouve avec cette question et on sait que dans l’OTAN la Turquie reste une force de blocage majeur. On le voit aujourd’hui par rapport à la candidature de la Suède ou de la Finlande. Donc l’usage massif de sa force de nuisance par rapport à la France, à la méditerranée orientale, à la Grèce, tout ceci intervient. La question pour la Turquie aujourd’hui est de savoir comment utiliser sa force de nuisance au sein de l’OTAN. Mais elle a des marges de manœuvre quand même extrêmement limitées et elle a été obligée de faire marche arrière dans le cas de la méditerranée orientale. Alors que le discours il y a deux ou trois ans était « la Méditerranée orientale, c’est nous ! », aujourd’hui la voix de la Turquie s’est faite plus mezzo voce. On sait que les Américains construisent énormément de bases militaires en Grèce, sans doute pour contrer l’hégémonie russe sur la Mer Noire, mais aussi comme une alternative à leurs bases en Turquie. Donc il y a un choix en faveur de la Grèce. Et puis, il y a un dernier élément qui intervient qui est la situation économique en Turquie qui est absolument dramatique. On le savait depuis 2013 mais il y avait une sorte d’élan, de croissance spéculative qui cachait les choses. 2018 a marqué le début de la crise monétaire en Turquie, de la livre turque et cela continue. L’inflation est officiellement de 80 % et selon tous les observateurs indépendants de 160 à 175 %. On voit que dans ce contexte la Turquie ne peut pas aller trop loin. Mais en même temps, une stratégie suicidaire n’est pas exclue non plus, comme bloquer l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN.

Ismaël Ricard (IR) :  Au nom de la Convention de Montreux de 1936 régissant la gestion des détroits du Bosphore et des Dardanelles, la Turquie a décidé le 27 février 2022 après constat de l’état de guerre de fermer ses détroits aux bâtiments des belligérants hormis ceux regagnant leur port d’attache. Cette responsabilité vis-à-vis des détroits fait de la Turquie un acteur central en ce qui concerne l’exportation du blé russe et ukrainien dont dépendent une part conséquente des pays africains; or l’affaire du cargo russe Zhibel Zholy (accusé par Kiev de transporter du blé saisi dans les territoires ukrainiens occupés par les forces russes, préalablement stoppé en Turquie puis autorisé à repartir quelques jours plus tard, suscitant l’indignation ukrainienne) a pu montrer la position d’équilibriste qu’adopte la Turquie à ce sujet. Cela étant dit, que pouvons-nous attendre des négociations en cours autour d’un potentiel “corridor céréalier”, projet pour lequel Sergueï Lavrov s’est déplacé à Ankara le 8 juin? La Turquie essaie-t-elle par là de se détacher de toutes responsabilités entourant le potentiel pillage du blé ukrainien par des forces russes ? Et surtout, ce dossier n’est-il pas davantage un levier utilisé par la Turquie dans ses négociations avec la Russie dans d’autres dossiers, celui de la Syrie notamment?  Est ce que cela pourrait aussi être interprété comme un moyen de renforcer ses liens avec certains pays africains? 

HB : Pour le moment, on est dans le blocage par rapport à cela mais on est aussi dans le brouillard. Je n’arrive pas trop à voir ce qu’il va se passer dans 24h. Une chose est certaine : la Turquie a interdit aux bâtiments militaires russes de traverser le détroit. Mais la Russie contrôle une bonne partie de la mer Noire et n’a de toutes les manières pas besoin de traverser le détroit pour attaquer l’Ukraine. Ensuite, concernant le blé ukrainien, Sergueï Lavrov avait dit très clairement qu’il ne fallait pas trop exagérer et que le blé ukrainien ne représentait qu’1 % du marché mondial et que tout ceci était spéculatif. Et maintenant, on peut envisager qu’Erdogan accepte que le blé ukrainien sous pavillon russe quitte la région et soit commercialisé ailleurs. Mais je ne crois pas que Poutine a pour objectif de résoudre la crise alimentaire. Il vise plutôt à rendre l’occident responsable du blocage tout en montrant qu’il fait le maximum pour approvisionner les populations africaines. Pour l’instant, il est un peu tôt pour savoir comment les choses vont évoluer N’oublions pas que le Kremlin peut être dans un premier temps dans le sentiment d’hybris et de kaïros, c’est à dire saisir chaque occasion qu’il estime opportun pour lancer une guerre, comme le 24 février l’a montré. Et de l’autre côté, il peut aussi être dans des négociations extrêmement longues qui ne produisent absolument rien et dont l’objectif est de brasser du vent, plutôt que de produire des solutions. Et concernant le blé, ce n’est pas exclu qu’on soit dans un cycle de négociations long destiné non pas à résoudre la crise, mais précisément de ne donner aucun résultat.

MC : On connaît les liens privilégiés de la Turquie avec les « pays frères » d’Asie centrale en vertu de liens culturels, historiques et religieux privilégiés. Ces pays se réunissent régulièrement pour les réunions de l’Organisation des États Turciques qui avait proposé son aide dans le cadre de la crise de janvier au Kazakhstan qui avait fait appel à l’OTSC pour réprimer les contestations populaires. Ce pays maintient une « politique multivectorielle » et on constate plus généralement en ce moment à des prises de distance des pays d’Asie centrale vis à vis de la Russie soumise à des sanctions internationales. Quelle carte joue la Turquie pour la mise en place de nouvelles voies de transport Est-Ouest ? Quelles sont les chances de ces différents projets d’aboutir ?

HB : Là aussi, je n’ai pas de réponses. Parce que jusqu’à la fin de l’année 2021, la présence turque était malgré tout insignifiante. Elle était surtout symbolique avec ces rencontres aux sommets multilatéraux, des programmes de bourses pour les étudiants. Mais la présence économique turque était pratiquement insignifiante, la présence militaire absolument inenvisageable. Et l’influence de la Russie était telle qu’on pouvait difficilement imaginer que la Turquie puisse devenir un acteur fédérateur dans cette zone. Ce qu’il va se passer est difficile à savoir parce personne n’aurait pu imaginer que le Kazakhstan soit amené ou estime le moment opportun pour prendre quelques distances par rapport à la Russie. Ce qui ne signifie pas le divorce ou l’autonomisation totale. Qu’est-ce que la Turquie qui est dans une situation économique si difficile peut apporter demain alors qu’on évoque de plus en plus l’impossibilité ou la probabilité d’un défaut de paiement pour le pays. Donc ce sont des questions qui restent en suspend.

MC : Concernant le rapprochement en cours avec l’Arménie et la dernière réunion des représentants des deux pays pour la normalisation des relations à Vienne le 1er juillet, il semble qu’un accord ait été trouvé concernant l’ouverture progressive de la frontière et la mise en place du fret aérien direct entre les deux pays. Le même jour, l’Azerbaïdjan a fermé ses 13km de frontière avec la Turquie. Par ailleurs, des rumeurs de déminage le long de la frontière arméno-turque sont apparues la semaine dernière dans les médias turcs, qui ont été démenties. Pensez-vous que cette démarche puisse aboutir sans la mise en place d’un corridor extraterritorial du Zanguezour promu par les partenaires turcs et azerbaïdjanais ? Est ce qu’on ne pourrait pas qualifier la politique étrangère turque actuelle de «politique des corridors» qu chercherait à recréer une continuité disparue de l’ancien monde turc ?

HB : Et qui n’existait pas auparavant non plus. Car Erevan n’appartenait pas nécessairement à l’influence ottomane. Je pense que vous avez raison sur le terme de « politique de corridor », c’est une stratégie en Syrie, à travers des bases du Kurdistan irakien, très probablement dans les Balkans, pour avoir une présence qui passerait par ces voies imposées. Mais je ne sais pas ce qu’il en sera demain. La Russie, pour l’instant, souhaite que ces négociations aboutissent. Mais je ne suis pas vraiment certain qu’elle souhaiterait la constitution, même si cela fait partie des accords, d’un corridor turc qui éterniserait la présence turque dans le Caucase. Jusqu’à quel point les décisions de Poutine vont pouvoir s’imposer ou dans quelle mesure il va trancher dans le sens d’Erdogan, jusqu’à quel point l’état-major russe, qui pourrait gagner un peu d’autonomie par rapport à Poutine, va suivre ses décisions : ce sont des questions auxquelles il est extrêmement difficile de répondre. Et n’oublions pas non plus que d’un côté, il n’y a pas d’obstacles à la normalisation avec l’Arménie, que l’Europe soutiendrait ainsi que les États Unis, mais que d’un autre côté en 2008, il y avait un accord officiellement signé, si je me rappelle bien à Genève, et que le Parlement turc ne s’est jamais réuni pour le ratifier. Il faut aussi avoir cela en tête. On peut être dans des conflits qui semblent être sur le point d’être résolus ou surmontés et qui peuvent finalement encore s’éterniser durant des années et des années.

MC : Quelle est la position de la Turquie sur l’évolution des dossiers d’intégration à l’Union Européenne dans les Balkans ? 

HB : A vrai dire en Turquie, on ne discute plus d’Ukraine du tout. On discute encore un peu de la Syrie parce que, pour Erdogan, il faut encore frapper les Kurdes. Mais en dehors de cela, il n’y aucun enjeu de politique étrangère qui est discuté. Et la raison en est simple. C’est que les gens ne parlent que de l’économie. Il y a une cannibalisation exercée par la crise économique, une sorte d’hypothèque lancée sur la totalité des autres enjeux qui fait que ces sujets ne sont pas discutés.

Mais on sait que demain, concernant l’intégration de l’Albanie et de la Macédoine, si elles devaient avoir lieu, la Turquie ne manquerait pas d’évoquer la politique de deux poids deux mesures de l’Europe en abordant sa propre situation d’attente vis à vis de l’intégration d’autres pays. Je n’exclurais pas non plus l’utilisation de sa force de nuisance en jouant la carte islamique. Pas nécessairement des mouvements islamistes armés mais on sait combien les minuscules communautés turcophones de ces régions sont travaillées par les ambassades de Turquie. Donc je n’écarterais pas tout cela, mais d’après ce que je peux voir dans la presse et les déclarations officielles, cette question n’est pas la priorité des autorités turques. Et même l’Ukraine n’est pas un sujet débattu.

IR : Les mouvements de troupes et l’intensification des escarmouches entre les forces turques (ou soutenues par la Turquie) et les forces kurdes vont dans le sens d’une nouvelle opération similaire à Source de Paix (2019), Rameau d’olivier (2018), et Bouclier de l’Euphrate (2016-17), dont la préparation est confirmée par les communiqués de la présidence turque et du ministère de la Défense nationale. La Turquie est opposée dans sa démarche aux forces russes qui soutiennent les loyalistes et ont tout intérêt à juguler l’influence turque dans la région, mais aussi aux milices chiites soutenues par l’Iran établies dans les bastions chiites du pays. Au regard de l’activité diplomatique de la Turquie lors du sommet de Madrid fin juin, pouvons-nous considérer malgré la guerre en Ukraine que la principale préoccupation de la Turquie reste la lutte contre les indépendantistes kurdes et les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) ? Une quatrième opération turque en Syrie est-elle inévitable ? Que pouvons-nous attendre du sommet à Téhéran le 19 juillet entre Recep Tayyip Erdogan, Vladimir Poutine et Ebrahim Raisi où le sujet principal a été établi qu’il serait la situation en Syrie dans la continuité des accords d’Astana ? 

HB : A vrai dire les Kurdes syriens ne sont pas du tout indépendantistes. Au contraire, dans la tendance même qui est dominante chez eux, il y a un rejet de l’État-nation et ils sont beaucoup plus autonomistes qu’indépendantistes. Ensuite, le 19 juillet, c’est aujourd’hui et je ne sais pas du tout ce qui va sortir des négociations. Une chose est certaine : pour l’instant il y a un triple veto américain, russe et iranien. Américain d’abord parce qu’ils ont signé un accord avec les Turcs en 2019 pour que l’opération turque s’arrête et depuis il n’y a aucun conflit réel sur le terrain. Et ils ont fait clairement savoir que toute opération turque sera mal vue, d’autant qu’elle accélérerait le processus de renaissance de l’État islamique. Les Russes ne veulent absolument pas d’opération, en tout cas jusqu’à maintenant, parce que la Turquie veut contrôler une région qui est la voie d’accès à la région d’Alep, la deuxième ville économique du pays. Et l’Iran non plus d’abord parce qu’il y a des sites chiites dans la région et surtout parce qu’elle veut mettre un terme définitif à l’expansion turque dans la région. Et c’est la première fois que Bachar el-Assad dit que l’armée syrienne résistera à une nouvelle opération turque. Ce sont les données du 18 juillet à minuit. Ce qui se passera aujourd’hui, c’est a priori que rien ne bougera ou alors il n’y aura que quelques concessions symboliques.

Pour aller plus loin :

Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie de l’Empire à nos jours, Paris, Tallandier, 2021.

Hamit Bozarslan, L’Anti-démocratie au XXIe siècle : Iran, Russie, Turquie, Paris, CNRS Editions, 2021.

Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte, 2015.

Jean-François Pérouse, & Nicolas Cheviron, Erdogan : nouveau père de la Turquie ? Paris, François Bourin, 2016.

Guillaume Perrier, Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan, Arles, Actes-Sud, 2018.

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