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L’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe : la fin d’un long dilemme russe

Le 16 mars 2022, au cours d’une réunion extraordinaire du comité des ministres, la Russie a été officiellement exclue du Conseil de l’Europe après vingt-six ans d’adhésion. Cela intervient après l’invasion russe en Ukraine, lancée le 24 février. La réunion a été précédée d’un vote consultatif de l’Assemblée parlementaire. Or, l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe provoque son retrait de la Convention européenne des droits de l’homme (EDH), en privant ses 145 millions de citoyens d’un accès à la Cour européenne des droits de l’homme.

Créé en 1949, le Conseil de l’Europe (CE) est une organisation intergouvernementale paneuropéenne qui a pour vocation de promouvoir et de défendre les principes de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme. Avant l’exclusion de la Russie, l’organisation regroupait plus de 820 millions de citoyens dans 47 États membres. L’organisation protège les droits civils et politiques des personnes qui se trouvent dans ses États membres via la Convention européenne des droits de l’homme. Malgré les critiques, ce système régional est considéré comme l’un des plus grands succès en matière de protection internationale des droits de l’homme.

D’Europe de l’Ouest, le Conseil s’était élargi dans les années 90 pour inclure les États anciennement soviétiques. La Russie a intégré le CE le 28 février 1996, malgré ses défaillances en matière de démocratie et des droits de l’homme. Le rapprochement avait déjà été initié à la fin des années 80, afin d’intégrer « la maison commune européenne » [1]. L’acceptation de sa candidature a été vue en Russie comme une véritable victoire de la politique étrangère dans le cadre de sa réinvention en tant que puissance post-communiste acceptée par l’Ouest. Elle a ratifié la Convention EDH en 1998, permettant à ses citoyens de saisir la Cour, après avoir épuisé les voies de recours internes.

Toutefois, en tant que membre du Conseil de l’Europe, la Russie ne détenait pas le record d’exemplarité. En effet, son appartenance a été marquée par plusieurs conflits au cours de la deuxième guerre en Tchétchénie (1999), en Géorgie (2008), et plus récemment l’occupation de la Crimée en Ukraine, bafouant ainsi les droits consacrés par la Convention EDH. Toute réponse de la part du CE comme la suspension du droit de vote des parlementaires de la délégation russe en 2014, a entraîné un retour encore plus agressif de la part de Russie. Le pays a progressivement arrêté de payer sa contribution financière, en 2017 et 2018, manquant de peu sa suspension de l’organisation pour non-respect des obligations financières [2].

Du côté russe, la position officielle était ambivalente : par exemple, en 2018, Valentina Matvienko, présidente du Conseil de la Fédération de Russie (chambre haute), avait déclaré que le gouvernement réfléchissait à sortir de l’organisation, si la participation de la Russie n’était pas considérée à la hauteur de leurs attentes.

Le Conseil, contraint de réévaluer sa relation avec la Russie, était soumis à un dilemme : soit il choisissait de faire preuve de fermeté vis-à-vis de l’État en consolidant ses objectifs fondamentaux, soit il choisissait de continuer à protéger les citoyens de celui-ci mais en perdant en légitimité. En 1967, la Grèce a constitué le premier précédent de retrait du CE, avant de le réintégrer quatre ans plus tard après le changement du régime politique. Malgré les efforts accomplis contribuant à une meilleure protection des citoyens et l’amélioration du système judiciaire et politique, le scénario grec était toujours possible dans le cas de la Russie.

 Un retrait de la Russie du Conseil de l’Europe justifié et facilité par les textes fondateurs

L’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe a reposé sur un malentendu fondamental, qui n’a pas été en mesure de prévenir l’agressivité croissante de la politique étrangère russe et la dégradation de la démocratie dans le pays. Ainsi, le retrait de la Russie serait justifié du point de vue de violation des droits de l’homme, et facilité grâce à la procédure relativement simple.

Une adhésion reposant sur un malentendu fondamental, sans prévenir l’agressivité croissante de la politique étrangère russe

L’adhésion de la Russie en 1996, puis son accession à la présidence du Comité des ministres en 2006 a été fondée sur un malentendu. En effet, acceptée au CE au nom de pragmatisme géopolitique et de soutien à la transition démocratique, la Russie n’a fait que régresser en matière de la démocratie et des droits de l’homme. Initialement, son objectif était de s’affirmer au sein d’un nouveau format international. Il n’y avait pas d’ambition commune, et l’adhésion de l’État reposait essentiellement sur une opportunité historique. La délégation italienne soulignait déjà en 1996 des « faits politiques inquiétants », contraires aux valeurs du Conseil de l’Europe, comme la politique étrangère de plus en plus agressive vis-à-vis des anciennes Républiques soviétiques dès 1993. La formule « Où est l’intérêt de l’Europe ? Où est l’intérêt de la démocratie ?» à propos de l’adhésion de la Russie résume la situation qui n’a cessé de s’aggraver, en déstabilisant le Conseil de l’Europe.

Dès la fin des années 90, la Russie a fait preuve d’indépendance en suspendant la peine de mort par un moratoire en 1996, sans pour autant ratifier le protocole n°6 de la Convention. Puis, les violations des droits de l’homme commises par l’armée russe au cours de la deuxième guerre de Tchétchénie ont privé la Russie de son droit de vote en avril 2000, qui en retour a suspendu la participation de sa délégation. Cela a été perçu comme une humiliation de la part d’une organisation que l’État membre a considéré ensuite comme politisée et partiale. Manifestant plus d’audace depuis cet épisode, la présidence russe du CE en 2006 a été marquée par la défense d’une dépolitisation de l’Assemblée (APCE) et la mise en avant des thèmes actuels en Russie, comme la lutte contre le terrorisme.

La politique étrangère russe est devenue de plus en plus agressive, surtout depuis la guerre en Géorgie en 2008, l’occupation de la Crimée depuis 2014, ou plus récemment l’offensive dans le détroit de Kertch, en mer d’Azov, en 2018. De même, on peut citer l’inculpation par le parquet néerlandais de trois Russes et un Ukrainien dans la destruction de l’avion de ligne de Malaysia Airlines (vol MH17) par un tir de missile en 2014.

Responsable de plus de 25% des cas devant la Cour en 2019 et d’un conséquent affaiblissement de son activité, la Russie n’était pas encline à payer la totalité des réparations aux victimes, voire parfois elle n’appliquait même pas les décisions. Par exemple, la Cour constitutionnelle de la Russie a jugé à plusieurs reprises [3] qu’il était impossible d’appliquer les jugements de la CEDH.

Un retrait facilité du point de vue juridique en réponse aux violations des droits de l’homme

Toutefois, la Russie ne comptait pas résoudre le problème d’application de certaines décisions de la CEDH. En effet, après l’affaire Ioukos où la Cour a obligé la Russie à verser plus de 1,9 milliard d’euros aux investisseurs ayant subi un préjudice après la nationalisation de l’entreprise pétrolière, la Cour constitutionnelle russe a estimé que les pouvoirs publics russes pouvaient s’abstenir d’exécuter les décisions de la CEDH si celles-ci étaient contraires à la Constitution russe [4].

Sur le terrain juridictionnel, la Russie ne reconnaissait pas la primauté de la Convention EDH. Cela était d’autant plus inquiétant que l’État membre du Conseil de l’Europe violait souvent les droits de l’homme consacrés dans les traités fondateurs. Le retrait de la Russie pouvait être justifié au titre de la violation de l’article 3 du Statut du CE [5], en s’appuyant sur l’argument selon lequel elle continuerait d’entretenir un conflit meurtrier dans la région du Donbass depuis 2014 qui a coûté la vie à des milliers de civils et causé des déplacements forcés.

Toutefois, il faut souligner que le retrait d’un État membre du Conseil de l’Europe, régi par l’article 8 du Statut de CE [6], n’est pas aussi complexe qu’un retrait de l’Union européenne comme dans le cas du Royaume-Uni. En effet, si la violation de l’article 3 est constatée, l’État membre est normalement suspendu de son droit de représentation et invité par le Comité des ministres à se retirer. En cas de non-respect de l’invitation, le Comité des ministres peut fixer lui-même la date du retrait.

La Russie pouvait également décider de se retirer d’elle-même, selon l’article 7, en informant le secrétaire général de son intention, et au bout d’un an, tous les liens auraient été rompus. En théorie, ni l’expulsion ni le retrait de l’État ne sont chronophages ou difficiles à réaliser.

Or, la diplomatie européenne a continué de privilégier la négociation et l’apaisement avec l’État membre russe. En effet, en pratique, l’exclusion ou même le retrait de la Russie du Conseil de l’Europe comportait des inconvénients. L’organisation n’aurait plus été une instance multilatérale de dialogue entre la Russie et les pays européens, et n’aurait dès lors pu se prévaloir de son caractère paneuropéen. De même, une telle décision aurait entraîné un important affaiblissement financier et politique. Il en ressort que la voie juridique ne semblait pas être en mesure de résoudre le dilemme russe.

Un maintien sous conditions toutefois plébiscité à la fois par le Conseil de l’Europe et par les Russes

Le Conseil de l’Europe, en considérant l’apport financier et politique de l’État membre russe, a continué de soutenir le maintien de la Russie dans l’organisation. Les Russes, autant le gouvernement que la société civile, y étaient favorables, comprenant les avantages que l’adhésion engendrait pour eux.

La prise en compte de l’apport financier et politique considérable de l’État membre

Le retrait de la Russie aurait eu des répercussions pour le Conseil de l’Europe. En effet, sa participation dans le plus important régime des droits de l’homme avait une signification symbolique. Même si elles n’étaient pas appliquées, les décisions de la Cour avaient tendance à délégitimer les actions du gouvernement et à renforcer ’opposition politique. Par exemple, il a été jugé que la condamnation de Navalny avait été manifestement arbitraire.

L’expulsion ou le retrait de la Russie aurait, en revanche, enlevé tout pouvoir d’influence sur le pays et aurait même eu pour conséquence d’accroître l’imprévisibilité du pays en ce qui concerne sa politique interne (suspension potentielle du moratoire sur la peine de mort) et extérieure (ingérence accrue en Ukraine). Sans cet État membre, le Conseil de l’Europe aurait été politiquement affaibli, en provoquant une polarisation parmi les États européens, ce qui aurait pu aboutir à une logique de blocs d’influence.

La perte de légitimité n’aurait pas seulement été politique mais aussi financière. Déjà en 2018, après deux ans d’absence de l’argent russe, le Conseil de l’Europe était en proie à une crise budgétaire. L’apport financier de la Russie s’élevait jusqu’ici à 10% de la totalité du budget, soit près de 33 millions d’euros. Or, même lorsque l’État ne contribuait pas financièrement, les autres membres devaient gérer les frais des nombreuses requêtes provenant des citoyens russes en 2017 et 2018. De même, ses représentants pouvaient toujours influencer les décisions du CE en siégeant au Comité des ministres.

Il ne faut pas oublier que la procédure d’expulsion, malgré sa facilité de mise en œuvre juridique, reste un processus complexe d’un point de vue politique. En effet, pour déclencher l’article 8, il faut l’accord des 2/3 des représentants des États membres à l’APCE et de la majorité siégeant au Comité des ministres [6].

Ces raisons politiques expliquent notamment la levée des sanctions de non-représentation de la Russie à l’Assemblée parlementaire en 2019. Malgré une liste de contreparties comme la libération des marins ukrainiens du détroit de Kertch, la Russie ne s’était pas officiellement engagée à les exécuter, au grand dam des représentants ukrainiens.

Un attachement proclamé du côté russe envers l’organisation malgré de nombreuses critiques

Pourtant, depuis son adhésion, la Russie avait joué le jeu du Conseil de l’Europe en ratifiant des conventions (protection des minorités nationales, lutte contre la corruption, etc.) et en menant des réformes du système judiciaire (contre les arrestations illégales/condamnation des activistes politiques, etc.). Par exemple, la condamnation du collectif Pussy Riots a pu être reconnue contraire à l’article 10 de la Convention EDH (liberté d’expression).

L’exemple souligne l’importance de la Cour pour les 145 millions de citoyens russes qui, en cas de retrait de la Russie, auraient été privés d’un recours pour protéger leurs droits. Selon la défenseure des droits humains, Zoia Svetova, il s’agissait de « l’ultime espoir » sans lequel les citoyens se retrouveraient « quasiment de retour en URSS ».

Même si les Russes sont globalement attachés au Conseil de l’Europe en ce qu’il leur permet de se sentir culturellement européens, leur attitude envers l’organisation reste ambivalente. Certains politiciens isolationnistes estimaient qu’il valait mieux se tourner vers l’Assemblée eurasiatique (contrôlée par la Russie), ce qui aurait permis de garantir davantage d’indépendance en matière de politique étrangère.

Dans le cadre d’un discours pour les 25 ans de l’adhésion au Conseil de l’Europe, le représentant permanent de la Russie avait souligné que l’État devait à tout prix rester dans le giron de l’organisation, pour exprimer sa position et influencer les négociations. Depuis la levée des sanctions, la coopération bilatérale avait été plutôt positive, surtout en termes de lutte contre le terrorisme. Le CE avait apporté d’importantes connaissances en matière d’éducation, de jeunesse et de lutte contre la réinvention historique.

Afin de prendre les devants, le ministre russe des affaires étrangères Sergei Lavrov, avait adressé une notification de retrait du Conseil de l’Europe à l’Assemblée parlementaire.

L’exclusion qui vient d’intervenir marque une rupture temporaire, sinon définitive, de la Russie avec le Conseil de l’Europe. Le président de l’Assemblée parlementaire, Tiny Kox, reconnaît une décision difficile, mais nécessaire. Les implications de l’exclusion devraient être définies dans les mois à venir par le comité des ministres.

 

[1] Discours de Mikhail Gorbatchev au Conseil de l’Europe, juillet 1989

[2] Article 9 du Statut de CE : « Si un membre n’exécute pas ses obligations financières, le Comité des Ministres peut suspendre son droit de représentation au Comité et à l’Assemblée Consultative, aussi longtemps qu’il n’aura pas satisfait auxdites obligations. »

[3] Anchugov et Gladkov c. Russie (les droits de vote des prisonniers), Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, n°11157/04 et n°15162/05, 14 juillet 2013

[4] Communiqué de presse, “Constitutional Court Announced Its Judgement in Case of the Possibility of Implementing the ECHR Ruling of July 4, 2013 in Anchugov and Gladkov v. Russia”, Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, 19 avril 2016

[5] Article 3 du Statut de CE (5 mai 1949) : « Tout membre du Conseil de l’Europe reconnaît le principe de la prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l’homme et des libertés fondamentales (…) »

[6] Article 8 du Statut de CE (5 mai 1949) : « Tout membre du Conseil de l’Europe qui enfreint gravement les dispositions de l’article 3 peut être suspendu de son droit de représentation et invité par le Comité des Ministres à se retirer dans les conditions prévues à l’article 7. S’il n’est pas tenu compte de cette invitation, le Comité peut décider que le membre dont il s’agit a cessé d’appartenir au Conseil à compter d’une date que le Comité fixe lui-même. »

[7] Eckart Klein, “Membership and observer status” in Schmahl, Stefanie (dir.), The Council of Europe. Its Law and Policies, 2017, p.354 à 377

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