Une semaine après le décès de Marsa Ahmini, le gouvernement iranien a coupé internet, empêchant toute diffusion d’images montrant les manifestations et la répression policière. Néanmoins les images et vidéos ont déferlé par vagues sur les réseaux montrant au reste du monde et en temps quasi réel les protestations anti-régimes. Pour contourner cette censure, les manifestants redoublent d’ingéniosité et sont aidés par des organisations civiles internationales ; une entre-aide internationale et une expertise se sont formées au fil des coupures imposées par le gouvernement.
Dès 2009, le gouvernement d’Ahmadinejad avait banni l’accès à des réseaux sociaux, comme Twitter ou Facebook, lors de la «Révolution Verte» qui contestait sa réélection. En 2017-2018, le gouvernement avait partiellement restreint l’accès à des services de messageries privées pour limiter l’organisation de manifestations. En 2019, le gouvernement a même ordonné un blocage complet, coupant l’Iran du reste du monde pendant une semaine et pendant laquelle seuls les services numériques nationaux fonctionnaient, créant un intranet national. La question de la censure et de l’utilisation d’internet en Iran par l’opposition au régime et les manifestants a débuté dès la fin des années 90 et la structure du réseau et sa gestion ont été influencées par ce danger perçu par le pouvoir. Il n’est pas inutile de dresser les différentes étapes de la construction de l’espace cyber en Iran.
Les premiers accès à internet en Iran se sont développés dans le cercle académique avec le soutien du Régime et de la Présidence de Khatami. Internet était vu comme une opportunité économique pour relancer le pays dévasté par la guerre Iran-Irak (80-88) et était perçu dans les cercles conservateurs et religieux comme un nouveau moyen de diffuser la version islamique du régime, mais aussi pour les cercles étudiants un nouveau moyen d’expression hors de contrôle de la censure d’État qui contrôlait les médias et les publications[1]. La présidence réformatrice de Khatami (1997-2005) a été marquée par le souhait d’une ouverture et d’un rapprochement de l’Iran et de l’Occident qui passait nécessairement par une éducation et une démocratisation de la population à internet, via les universités, ainsi qu’un développement de la liberté d’expression en ligne. Dans les années 2000, les blogs personnels fleurissaient et pour la première fois des franges diverses de la population pouvaient s’exprimer librement, rentrer en contact, échanger des idées et critiquer le régime en place. Ce phénomène est souvent désigné comme le «Blogistan»[2] et il est souvent lié aux mouvements des droits des femmes et de la jeunesse. Les forces religieuses et conservatrices en Iran ont donc commencé à cette époque à critiquer l’accès libre à internet tout en appelant à des restrictions d’usage.
Dès l’élection d’Ahmadinejad en 2005, soutenus par les conservateurs, des bloggers et journalistes ont ainsi été arrêtés pour les écrits sur leurs blogs. Et c’est dès cette année que les rumeurs d’un projet d’internet national se sont faites entendre. Le 7 février 2006, Abdulamajid Riazi, ministre des Technologies de l’Information et des Communications (MTIC) d’Iran, présentait un rapport sur la création d’un internet national, avec un budget prévisionnel d’un milliard de dollars US, et une estimation de trois ans pour sa construction. Mais le projet n’a réellement commencé qu’en 2013 après l’élection de Rohani.
Le premier évènement majeur a été le mouvement Vert qui a été une vague de protestations contre la réélection d’Ahmadinejad en 2009. Il a été le premier mouvement de contestation qui utilisait les réseaux sociaux, principalement YouTube et Twitter, pour diffuser des images en temps quasi-instantané et qui a permis aux manifestants de s’organiser. Les journalistes internationaux qui avaient été expulsés du pays pour éviter toute couverture des évènements, ont ainsi eu accès aux publications de «journalistes-citoyens», ce qui leur a permis d’avoir un nouvel accès à l’information et de couvrir les évènements à distance. Cette nouvelle utilisation d’internet et des réseaux sociaux a été reprise lors des «Printemps arabes» quelques années plus tard.
Un an après le Mouvement vert de 2009, un deuxième évènement d’importance a influencé l’Iran dans sa conception d’internet et sa gestion : les attaques Flame et Stuxnet. En 2010, les centrifugeuses qui permettaient l’enrichissement de l’uranium de Natanz et Bouchehr ont été victimes d’une cyberattaque d’une ampleur exceptionnelle. Lors de la présidence d’Ahmadinejad, l’Iran avait relancé le programme nucléaire qui avait été officiellement suspendu depuis la révolution de 1979. La création d’une bombe nucléaire en Iran constitue un levier de pression de Téhéran pour inverser le rapport de force avec les États-Unis et Israël. La possession de la bombe permettrait de pérenniser le régime et de se hisser au rang de puissance nucléaire. Et ces virus informatiques ont touché ce point stratégique en Iran pour ralentir le programme, en faussant les résultats et en sabotant les centrifugeuses qui permettent d’enrichir l’uranium[3]. Cette question du taux d’enrichissement a aussi été aux cœurs de l’accord sur le nucléaire signé en 2015[4]. Cette cyberattaque a été vécue comme un traumatisme par le régime qui a, par la suite, essayé de se défendre contre toutes attaques extérieures.
La question de qui et comment gouverner internet en Iran a longtemps été sujet à débat et l’Iran a souvent changé de positions selon les différentes présidences. Les différentes visions de la gouvernance d’internet peuvent être étudiées à travers les positions d’États lors de conférences et réunions internationales pour instaurer les normes mondiales dans les télécommunications.
En 2003, la première rencontre mondiale pour une gouvernance d’internet a eu lieu lors du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) tenu à Genève par l’Union internationale des télécommunications (UIT), une agence des Nations unies. Pendant son discours, Mohammad Khatami, président réformateur de l’Iran de 1997 à 2005, a présenté l’agenda de l’Iran en termes de gouvernance d’internet. Déclarant que le cyberespace était la réalisation du concept idéal d’un «dialogue entre civilisations». Il proposa lors de ce sommet trois nouveaux droits dans la Déclaration des droits de l’homme concernant le cyber : le «droit à son développement», le «droit à communiquer» et le «droit à l’information» ; avec une nuance dans la liberté d’expression qui devait être limitée par les «exigences de la morale et de l’ordre public»[5]. Khatami a aussi insisté sur une organisation démocratique de la gouvernance mondiale d’internet, qui permettrait aux pays en développement de jouer un rôle effectif, et en y faisant participer le secteur privé.
La présidence d’Ahmadinejad a été marquée, elle, par un changement de position radical. Ce changement a été perceptible dans le positionnement de la délégation iranienne pendant le 2ème volet du SMSI à Tunis en décembre 2005[6]. Mais les premières actions du nouveau président se sont abattues sur les organisations de la société civile avec l’annulation de la convention du deuxième Forum régional de la société civile sur la société de l’information pour le Moyen-Orient et l’Asie occidentale, qui devait se tenir en août 2005 sur l’île de Kish, en Iran.
Lors du deuxième sommet du SMSI, l’Iran a eu un rôle de leader dans la formation d’une coalition de pays partageant la même vision de gouvernance d’internet. Le modèle de gouvernance défendu et promu par la présidence d’Ahmadinejad était la création d’une organisation intergouvernementale dépendante des Nations Unies qui reprendrait les prérogatives de l’ICANN : les gouvernements auraient été au centre de cette organisation et le secteur privé et les organisations de la société civile n’auraient eu qu’un rôle consultatif. Cette position de l’Iran favorable à une gouvernance mondiale d’internet uniquement par le prisme des gouvernements s’est réaffirmée lors de la Conférence mondiale des télécommunications internationales (CMTI 12 ou WCIT-12) organisées par l’UIT en 2012. L’Iran et d’autres pays du monde arabe étaient encore marqués par les soulèvements qui avaient utilisé le cyberespace comme un moyen privilégié pour la communication de leurs revendications et l’organisation de manifestations. Lors de cette conférence, une coalition plus affirmée d’États a mené une campagne pour une gouvernance d’internet centrée sur les États, certains spécialistes parlent d’une «westphalisation de la gouvernance»[7]. La Russie a mené cette coalition avec l’Iran, la Chine, Cuba, le Kirghizistan, le Soudan et Bahreïn. Leurs points de vue se rapprochent de celui de l’Iran, avec une gouvernance basée sur les relations de gouvernement à gouvernement, mettant une limitation à l’idéal d’un internet ouvert et libre des pionniers du réseau.
Un dernier revirement de posture internationale a été fait par la présidence d’Hassan Rohani (2013-2021), un clerc modéré et soutenu par Khatami. Sa position sur la gouvernance d’internet a été exprimée lors du Global Multistakeholder Meeting for the future of the Internet Governance, aussi connu comme l’Initiative NETmundial en avril 2014 à Sao Paulo. Le nouveau gouvernement de Rohani se disait favorable à une gouvernance par une institution multipartisane, et non plus intergouvernementale comme l’avait fait la dernière présidence avec le soutien de la Russie et de la Chine.
Mais la question de qui doit gouverner le cyberespace a été de facto tranchée en 2012 avec la création du Conseil Suprême du Cyberespace. L’instauration de ce conseil a été une des réponses du Guide suprême pour trancher le débat sur le modèle de gouvernance à adopter et la double «attaque» qu’avait subi l’Iran à la fin des années 2000 : interne avec le mouvement Vert, et externe avec la cyberattaque sur les infrastructures nucléaire. Ce Conseil réunit le président de la République islamique, le président du Parlement, le Procureur général, le directeur de la Radiotélévision de la République islamique d’Iran (IRIB), le ministre de la Technologie de l’Information et des Communications, le ministre de la Culture et de la Guidance islamique, le commandant des Gardiens de la Révolution et le chef de la police nationale ; et 7 autres membres appointés directement par le Guide suprême[8].
Enfin, ce Conseil permet une meilleure coordination entre les différences d’instances et s’est donné dès la première séance les prérogatives pour créer un internet iranien indépendant de l’internet mondial et de contrôler ce dernier. Ce projet va réellement se mettre en place et marquer les années 2010, avec une restructuration du réseau, le développement d’une économie numérique et une politique de câblage qui sera détaillé dans un prochain article.
A suivre….
[1] Babak Rahimi et Mehdi Semati, «The politics of the Internet in Iran», in Media, Culture and Society in Iran : Living with globalization and the Islamic state (Londres: Routledge, 2007), 304
[2] Khiabany, Gholam, Annabelle Sreberny, et Julien Nocetti. «Blogistan : The internet and politics in Iran». Politique étrangère Eté, no 2 (2011): 447‑72. https://doi.org/10.3917/pe.112.0447.
[3] L’uranium enrichi à un taux de 3 % permet de faire fonctionner des centrales pour produire de l’électricité, tandis qu’un enrichissement à 90 % permet la création d’une bombe nucléaire
[4] L’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, signé le 14 juillet 2015 entre l’Iran, les États-Unis, la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Union européenne, prévoyait un encadrement du programme nucléaire iranien par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), notamment de la production d’uranium enrichi, en échange d’une levée progressive des sanctions. Selon l’accord, l’Iran s’engageait à ne pas produire d’uranium enrichi à plus de 3,75% pendant 15 ans, et tout uranium enrichi au-delà de cette limite devait être exporté hors du pays ou être dilué ; afin d’éviter la production d’une arme nucléaire. Mais depuis le retrait des États-Unis de l’accord en 2018, les relations des parties prenantes avec l’Iran se sont détériorées. La question de l’enrichissement de l’uranium est toujours un levier de pression que possède Téhéran. Le 22 novembre 2022, l’Iran annonçait produire de l’uranium enrichi à 60%.
[5] OpenNet. «Internet Filtering in Iran in 2004-2005: A Country Study | OpenNet Initiative», 2005. https://opennet.net/studies/iran2005#68
[6] Safshekan Roozbeh, «Iran and the global politics of internet governance», Journal of Cyber Policy 2, no 2 (18 août 2017), https://doi.org/10.1080/23738871.2017.1360375
[7] Nocetti, Julien. «Contest and Conquest: Russia and Global Internet Governance». International Affairs 91, no 1 (janvier 2015): 111‑30. https://doi.org/10.1111/1468-2346.12189
[8] Ali Khamenei, «حکم تشکیل و انتصاب اعضای شورای عالی فضای مجازی (Décret sur la formation et la nomination des membres du Conseil suprême du cyberespace)» (2012), https://farsi.khamenei.ir/print-content?id=19225.
[Image] Panneau sur un site historique indiquant que cet endroit est filmé par une caméra de vidéosurveillance; Chiraz, Iran; Août 2018