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Bruits et couleurs du temps d’Irina Scherbakova

Les gouttes de l’intimité se perdent trop souvent dans l’océan tragique de l’Histoire. Derrière les grands mouvements de ce monde, cachées en dessous de la toile déchirante de nos civilisations, se perdent avec timidité nos existences. Où sont les vies de nos grands parents, les combats et les angoisses de nos parents, dans les pages récitées avec assurance par les disciples du savoir ? Irina Scherbakova aurait pu écrire uniquement sur elle : en tant que femme d’engagement, en tant que témoin, en tant qu’intellectuelle, en tant que co-créatrice de l’ONG prix nobel de la paix, Mémorial. Elle aurait pu, en effet, élargir nos yeux de connaissance. Mais Irina Scherbakova a choisi la précision. Elle nous peint le chemin que sa famille a emprunté pour traverser le XXe siècle en Russie. Elle interpelle nos oreilles aux bruits singuliers d’un siècle et nos yeux aux couleurs nuancées d’une Russie soviétique. De l’Histoire, elle s’affranchit de la majuscule, pour pointer le poids de la vie d’une famille juive et russe sur trois générations.

Bruits et couleurs du temps dépasse le souvenir pour le rôle d’une mémoire. Ses grands-parents, juifs et victimes de leur religion, ont embrassé l’espoir révolutionnaire soviétique. Ses parents rêvent d’un “socialisme à visage humain” et doivent faire face à un système violent et castrateur. Irina, en tant que jeune enfant, grandit dans cette intelligentsia russe, dans les couloirs du pouvoir communiste. Adolescente, elle rencontre les premières lueurs de vie que laisse échapper l’opacité du système soviétique à travers la lecture de grands textes. Femme, elle se positionne du côté de celles et ceux qui souhaitent dépasser le cercle du destin soviétique.

Un siècle de guerres, de rencontres et de disparitions. Un siècle d’espérances, de peurs et de résiliences. Un siècle qui a vu se construire un système politique puissant, au-dessus de l’humain, mais pourtant si fragile. Une famille russe, comme sans doute beaucoup d’autres, qui n’a pu que naviguer entre deux frontières : celles de la survie et celles de la vie. Cette Odyssée n’appelle pas au retour ou au départ, elle n’est ni nostalgique ni dénigrante. Elle partage plus qu’elle suggère. A travers les cahiers de sa grand-mère, les butins de guerre de son grand-père, un tiroir rempli de textes censurés, les portraits d’amis de famille ou un magnéto, Bruits et couleurs du temps pointe du doigt les histoires de l’Histoire.

De cette expérience, chacun est scientifique. N’avons-nous pas tous un meuble, un jouet d’enfance, un livre, une lettre qui a été spectateur d’un siècle qui nous est inconnu ? N’avons-nous pas tous dans nos rues et nos foyers, un “ancien” qui, au mieux était témoin et au pire victime, d’un temps envolé où les ordres et les lois n’étaient alors que bien différents ?

Je ne peux que rendre grâce à Irina Scherbekova, moi, jeune européen qui n’ait été présenté à l’Histoire qu’à travers des pages. Demander “que cette oeuvre nous apprend-t-elle ?” serait, me semble-t-il, une question maladroite. D’abord, car la vérité du passé est infinie et que nous ne pouvons que toujours nous enrichir de noms et de dates. Mais surtout, car je pense réellement que ce n’est pas ce dont il est question ici. La mission d’une mémoire n’est pas de faire apprendre mais plutôt de faire savoir. L’Histoire se transmet plus qu’elle s’étudie. Pour apprendre nous avons des encyclopédies et manuels. Pour transmettre seuls récits, paroles et discours sont à notre disposition. Tout comme Irina Scherbakova a su trouver chez Soljenitsyne un témoignage fondateur, Bruits et couleurs du temps fait partie de ces rares œuvres dont la lecture nous emporte dans un ailleurs intemporel et apatride. C’est le paradoxe de la mémoire : faire vivre une flamme pour ne pas qu’elle disparaisse tout en alimentant quelque chose d’étranger. L’intimité décrite dans l’œuvre est universelle. Plus qu’un temps passé qui gouverne encore des vies, ce roman nous “parle” à tous par son geste de puiser dans l’Histoire la réalité de nos vécus. Bruits et couleurs du temps n’est pas uniquement le récit d’une famille en URSS, c’est bien plus : l’importance de nos gouttes d’existence dans l’orage violent des guerres et de l’Histoire.

A travers les petites choses d’une vie, qui sont tout sauf insignifiantes, Irina Scherbakova plonge le lecteur vers les reliques intimes d’un siècle de mouvement. C’est la présence du réel dans l’Histoire. Finalement, elle nous transmet ce que nul autre ne fait : les bruits et les couleurs du temps.

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