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Entretien avec Théo Nencini – La guerre en Ukraine et la géopolitique iranienne – réalisé le 21/06/2022

Théo Nencini est chercheur doctorant à l’Université Grenoble Alpes et à l’Institut catholique de Paris. Ses recherches portent sur les dynamiques d’intégration et la recomposition des équilibres interétatiques au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie du Sud. Il consacre sa thèse à l’étude de la résilience de l’Iran au prisme du rapprochement avec la Chine. Il a publié en avril 2021 à l’Harmattan l’ouvrage L’Irak chiite parle persan – Islamisme, milices, réseaux iraniens. Théo Nencini a également organisé une journée d’étude sur la géopolitique de l’Iran (17 mars 2022), en collaboration avec l’Institut catholique de Paris, et intervient dans le cadre de colloques et de séminaires sur des questions relevant de l’action extérieure de la République islamique d’Iran (opérations d’influence, leviers d’action politico-religieux, contribution à la prolifération milicienne) et de l’expansion chinoise au Moyen-Orient.

Clélia Frouté (C.F) : Lors d’un entretien pour l’Asia Focus #168 de l’IRIS en octobre dernier, vous dites que l’accord sino-iranien “pourrait contribuer à la constitution d’un consensus Moscou-Téhéran-Islamabad-Pékin sur le sort de l’Afghanistan, qui pourrait “consolider l’influence de l’Iran dans la régionet accorderait la “capacité à son régime à faire face aux pressions occidentales dans les négociations sur le dossier nucléaire. Dans quel cadre ce consensus pourrait-il se faire? Pourriez-vous nous expliquer en quoi l’accord sino-iranien pourrait permettre à l’Iran d’acquérir une capacité à faire face aux pressions occidentales dans les négociations sur le dossier nucléaire ? Quel serait le rôle de la Chine dans ce processus? Et celui de la Russie?

Théo Nencini (T.N): L’emploi du qualificatif de “consensus” n’est pas un hasard ici, dans la mesure où ces pays prônent depuis longtemps le “non-alignement” en relations internationales. Cela est notamment le cas de la Chine, mais également de l’Iran, du Pakistan, de la Russie, et dans une moindre mesure de la Turquie, membre de l’OTAN mais qui adopte une posture à tout le moins ambivalente en matière de politique étrangère. 

Il existe des connivences à géométrie variable entre ces pays, qui évoluent en fonction des contextes et des conjonctures géopolitiques auxquelles ils se trouvent confrontés. D’une certaine manière, et face à des logiques et des enjeux de court terme, ils partagent des intérêts communs, des convergences d’intérêts. Ces pays sont qualifiés par Thomas Gomart dans son ouvrage Guerres invisibles (Tallandier, 2021) de “perturbateurs de l’ordre international: ils remettent en question l’ordre international tel qu’il est institué, unilatéralement centré sur les États-Unis et, d’une manière plus générale, sur les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Sur cette base, le consensus qui en découle vient se forger par rapport à des enjeux contextuels, tels que la crise afghane, les crises à répétition au Moyen-Orient, qu’il s’agisse de la Syrie, de l’Irak, du Yémen, etc. Ce consensus se cristallise sur une antinomie commune au monopole américain sur la gouvernance internationale. Et c’est pour cette raison que ces pays prônent une configuration multipolaire de l’ordre international. 

Pour ce qui est de l’Iran et de la politique du “regard vers l’Est” – que je préfère qualifier d’”asianisation-, la Chine lui permet, d’une certaine manière, de s’émanciper de la pression financière et diplomatique par différents moyens. Et l’Iran reprend un peu d’oxygène en regardant vers l’Est. Pas vraiment du fait de la capacité chinoise à investir dans l’économie réelle, car bien qu’ils aient signé leur “partenariat stratégique global” en mars 2021, la Chine investit encore très peu en Iran. L’accord, quand on le lit, se présente surtout sous la forme de déclarations d’intentions. En revanche, cette dynamique permet surtout à l’Iran de commencer à s’émanciper de son isolement et de sa situation d’ostracisation diplomatique, notamment par le biais de partenariats bilatéraux et de  leur renforcement. C’est le cas avec Pékin, mais aussi avec Moscou ; bien qu’avec la Russie, nous ayons affaire à une configuration différente du fait d’un passif historique avec l’Iran qui implique une profonde méfiance. Et bien que cette méfiance existe aussi avec la Chine, Téhéran et Pékin ont bien conscience qu’en ce qui concerne la géopolitique régionale, ils ont intérêt à redynamiser le dialogue bilatéral. On peut aussi constater que les Iraniens se sont réengagés dans des pourparlers avec les Saoudiens à Bagdad depuis le printemps 2021. Nous pourrions déduire de ces nouvelles orientations que l’Iran bénéficie d’une “bouffée d’air frais” en termes de diplomatie.

Actuellement, nous pourrions voir une configuration dans laquelle les Etats-Unis et la Chine sont deux “soleils” qui tentent “d’attirer des planètes” pour accroître leur positionnement dans le cadre de la rivalité stratégique qui les oppose. La crise ukrainienne catalyse ce processus. Et la Russie, dans ce cadre-là, semble “ouvrir la piste”, dans la mesure où elle est la puissance qui fait bouger les lignes, notamment en prenant la “responsabilité” d’intervenir en Syrie, en Ukraine, au Kazakhstan, ou dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh. La Chine n’adopte pas encore cette posture. Elle prend son temps et fait preuve de patience stratégique. 

C.F:  Pourrait-on ainsi supposer que la Chine, en voyant les pions que pose la Russie, et sans s’y opposer, à la limite en s’alignant sur cette stratégie, fait certes preuve de recul et de patience, mais dans le même temps, compte sur la Russie pour faire avancer ses propres pions?

T.N: : D’une certaine manière, c’est vrai. Mais ce qui intéresse surtout Pékin, c’est d’observer comment les Occidentaux réagissent face aux déstabilisations russes. Ils analysent le déroulement et les conséquences des sanctions et des embargos. Ils prennent le “pouls de la situation”. Quand on veut appréhender le comportement de la Chine, il faut prendre en compte les perceptions de Pékin. Les intérêts chinois vont dans une direction qui va défier ceux des Etats-Unis, mais la Chine ne veut pas d’une confrontation directe et ouverte vis-à-vis des Américains, parce que les Chinois savent bien que, militairement, ils ne font pas encore le poids. Par ailleurs, les Américains, encore aujourd’hui, sécurisent les approvisionnements énergétiques qui transitent par le détroit d’Ormuz, la mer d’Arabie et  le détroit de Malacca, même si la Chine acquiert petit à petit une position importante dans cet espace par le biais de ses infrastructures portuaires, ce que l’on appelle la stratégie du “collier de perles”. Donc, pour l’instant, Pékin n’a pas intérêt à remettre en question cette situation. On constate donc que ce sont les Russes qui accélèrent la tendance en direction d’une stratégie de confrontation ouvertement frontale.

C.F: Les négociations sur le nucléaire iranien ont repris le 29 novembre 2021 mais le 11 mars dernier, les tractations ont été suspendues par la partie russe sur fond de guerre ukrainienne et de sanctions. En quoi la crise ukrainienne change les positions de l’Iran et de la Russie sur les négociations de Vienne sur le JCPOA? Sont-elles devenues le théâtre du renforcement d’alliances pré-existantes?

T.N: Les négociations ont été interrompues pendant une dizaine de jours début mars 2022 parce que les Russes ont formulé une demande qui visait à protéger leurs relations économiques avec l’Iran, et à laquelle les  Américains ne se sont pas opposés. En réalité, les négociations ne bloquent plus sur cet enjeu précis. La crise ukrainienne ne change pas fondamentalement les positions de l’Iran et de la Russie sur le JCPOA. Pour l’Iran, les pourparlers de Vienne sont un moyen de  négocier pour attirer à nouveau des investissements étrangers, et pour réhabiliter diplomatiquement le pays sur la scène internationale. Et la Russie a besoin d’un Iran “actif”, car il représente pour Moscou une voie d’accès aux mers chaudes. Comme du côté de la mer Noire, la Turquie – de même qu’ à une moindre échelle la Syrie – garantit au moins à la Russie cet accès vers le sud. L’Iran pourrait aussi, dans le cadre de l’International North-South Corridor (INSTC), accroître son poids stratégique pour la Russie. L’INSTC est censé relier l’Inde à la Russie via l’Iran, et les pourparlers trilatéraux ont repris depuis quelques mois. C’est un deuxième projet infrastructurel transnational important qui s’impose en Eurasie avec la BRI chinoise, à même de contribuer au désenclavement “extra-Occidental” de la Russie. Ainsi, la Russie a besoin – et la Chine également – que l’accord sur le nucléaire aboutisse, parce que cela permettrait de réintégrer l’Iran dans ce processus, et surtout, de “réglementer son comportement”. Voilà plutôt ce que le JCPOA représente pour la Russie et la Chine!

Et ce ne sont pas les négociations à Vienne qui vont être le théâtre d’un renforcement d’alliances. Ce qu’on observe, ce sont surtout des connivences très fluides qui vont évoluer en fonction des enjeux. C’est une approche que les pays occidentaux ont du mal à appréhender parce qu’ils sont habitués à raisonner avec des logiques de blocs, y compris devant des situations nouvelles, ce qu’on peut constater encore dans le cadre de l’élargissement de l’OTAN ou de l’Union européenne récemment. Il me semble qu’il faut apprendre à comprendre comment ces pays envisagent ces questions-là et en l’occurrence, du côté iranien, il faut remarquer qu’il y a un sentiment d’être en position de force car les Iraniens sont bien préparés à un échec des accords à Vienne dont il n’auront pas à pâtir en terme de communication publique. 

C.F : Récemment, l’Iran a marqué une rupture dans ces négociations, notamment avec le retrait du matériel de surveillance de l’AIEA. Croyez-vous que la Russie a eu un rôle à jouer dans ce geste iranien? Est-ce le signe d’une nouvelle émancipation du bloc orienté Est vis-à-vis des pressions occidentales?

T.N : Il est peu probable que la Russie ait eu un rôle à jouer dans la fermeture d’une partie des caméras de surveillance dans les installations nucléaires iraniennes. Selon moi, c’est pour l’Iran une manière de faire monter les enchères et de rappeler que s’il n’y a pas d’accord, l’Iran se rapprochera inévitablement du seuil nucléaire. Plus qu’une nouvelle émancipation, je pense que c’est surtout une manière pour l’Iran d’envoyer un signal à la partie américaine et aux Européens également, bien que ces derniers ne pèsent pas beaucoup pour l’instant dans les négociations à Vienne. La demande de dernière minute de l’Iran de faire retirer le corps des Gardiens de la révolution de la liste des Foreign Terrorist Organizations (FTO) des États-Unis s’inscrit aussi dans cette logique. On a ici plus affaire à une démarche de négociation que d’émancipation. 

C.F: Y a-t-il une possibilité que l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), comme l’a évoqué le ministre de la Défense biélorusse lors de la réunion des ministres de la Défense des pays membres de l’OTSC en mai dernier, puisse s’étendre à terme à de nombreux pays alentour, en y incluant l’Iran et la Chine?

T.N : C’est plutôt l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) qui a le vent en poupe car l’OTSC est  une organisation russo-centrée et la Russie n’a pas la force de frappe financière pour pouvoir en faire une véritable organisation supranationale comme l’OCS. C’est la Chine qui est la puissance ascendante. Ce type de déclaration rend compte de dynamiques confirmant que la Russie comme la Chine, et avec elles l’ensemble des pays d’Eurasie, veulent constituer une infrastructure sécuritaire et politique supranationale. 

Mais il est important de souligner qu’ils ne souhaitent pas en faire une “Union asiatique”. Ils ne veulent pas déléguer à une entité supranationale des compétences régaliennes qui relèvent de la souveraineté de l’État. Une telle organisation resterait donc gérée par des États, sous forme de forums de discussion, par exemple. 

Ainsi, plutôt que la Chine et l’Iran devenant membre de l’OTSC, il est plus probable que ce soit l’OCS qui se renforce. D’ailleurs, l’Iran vient d’accéder au statut de membre en septembre 2021. Cette organisation va probablement renforcer ses compétences, ce qui permettrait aux Chinois de projeter leur puissance dans l’ensemble des pays membres, que ce soit au niveau politique, économique ou technologique.

C.F: La sécurité régionale, que ce soit dans les préoccupations des pays membres de l’OTSC, comme de la Chine et de l’Iran, semble dans les discours se concentrer autour de la question afghane. Pensez-vous que la guerre en Ukraine puisse devenir un facteur d’accélération pour justifier de réelles mesures de coopération de sécurité régionale? 

T.N : La question afghane ne me semble pas catalyser outre-mesure les préoccupations sécuritaires, d’autant qu’en réalité il n’y a plus de crise au niveau sécuritaire en Afghanistan, mais plutôt une question humanitaire inquiétante et un risque de famine. La situation actuelle qui sévit en Afghanistan est à mon sens moins une rupture qu’un symptôme, un peu comme la crise en Ukraine. A posteriori, on se rendra peut-être compte que des configurations ont changé, mais à mon sens cette question afghane relève de tendances préexistantes. La crise en Ukraine peut amener ces pays à mettre en place des plateformes, des forums de discussion, dans le cadre de l’OTSC ou de l’OCS par exemple, pour résoudre des enjeux relevant de la sécurité régionale. Mais la crise en Ukraine est surtout une opportunité pour eux d’observer la manière qu’ont les Occidentaux de réagir face à une déstabilisation de cette ampleur. Si la question afghane est effectivement un objet de préoccupation pour les pays membres de l’OTSC, comme de la Chine et de l’Iran, ils vont essayer tout simplement  de “faire avec”. Certes, ils ne reconnaissent pas encore le gouvernement taliban mais des visites chinoises et iraniennes à Kaboul s’organisent sans difficulté et on constate aussi qu’ils travaillent ensemble pour faire en sorte que la situation se stabilise. 

C.F : Que ce soit dans le cadre de l’OTSC comme de l’OCS, le discours tend à présenter ces organisations comme une forme de contrepoids au “bloc occidental”. En ressortent les objectifs exprimés d’aller “vers l’établissement d’un nouvel ordre politique et économique international démocratique, juste et rationnel. (Organisation de coopération de Shanghai, le grand potentiel économique de l’Est – IRNA Français). La crise ukrainienne semble avoir cristallisé deux camps d’opinion, d’une part les Occidentaux, d’autre part les puissances marginalisées depuis longtemps et exprimant le désir d’équilibrer les forces et les rapports dans le monde, en termes économiques comme sécuritaires. Pensez-vous que cette crise ukrainienne, au-travers de ces alliances de plus en plus renforcées par des traités et des organisations internationales, puisse devenir le facteur d’un réel nouveau rééquilibrage de l’ordre politique et économique mondial? Ou est-ce un leurre?

T.N : Ces puissances sont effectivement marginalisées par les Occidentaux et non par les autres “pays du Sud”. Il y a une véritable volonté d’ostraciser les pays auxquels vous faites allusion, de la part des pays membres de l’OTAN, du Japon, de la Corée du Sud, ou de l’Australie,  bien qu’il faille nuancer concernant le Japon et la Corée du Sud. Je pense que la crise ukrainienne permet surtout d’accélérer et de renforcer certaines tendances. Elle permet notamment à la Chine d’observer la recomposition des équilibres géopolitiques suite à cette déstabilisation, mais aussi d’assister à l’émergence de nouveaux instruments. En effet, les sanctions contre la Russie, telles qu’elles ont été imposées, laissent place à une configuration inédite. La Russie est un pays qui a un poids systémique important et qui détient l’essentiel des ressources naturelles. Donc il y a surtout un besoin de rééquilibrage qui est actuellement en cours. Et cette tendance peut être accélérée par  la crise ukrainienne. 

Mais ces tendances existent déjà depuis une à deux décennies et ce n’est donc pas un leurre. C’est surtout un enjeu fondamentalement critique pour les pays occidentaux, enjeu qui n’est néanmoins pas perçu de la même manière par les pays et les puissances marginalisés. Ce qui se joue actuellement leur permet surtout de regarder vers l’après. L’exclusion partielle de la Russie des réseaux financiers internationaux accélérera certainement une tendance à la dédollarisation et la volonté prégnante de s’émanciper du système financier centré sur le dollar.

C.F : Justement, en observant toutes ces tendances et ce qui s’est passé suite à la crise ukrainienne et aux paquets de sanctions, notamment monétaires et financières, y a-t-il une possibilité que, de la part de la Russie, il y ait une stratégie volontaire de provoquer les “Occidentaux”? Ils savaient peut-être que ces sanctions tomberaient et peut-être y a-t-il une stratégie volontaire de provoquer cette accélération par une violation du droit international permettant de remettre en question l’équilibre existant?

T.N: Mon avis sur la question, qui reste tout à fait personnel, est qu’il s’agit effectivement d’une manière de provoquer les Occidentaux en les mettant “dos au mur”. On peut comprendre que les Russes perçoivent l’élargissement de l’OTAN comme une menace. Et on peut également comprendre l’attitude russe en vertu des liens historiques et culturels qui l’unissent traditionnellement à l’Ukraine. Il faut bien se rendre compte que les provinces de l’est de l’Ukraine comme celles qui donnent sur la mer Noire sont en majorité russophones. Sans justifier cette offensive militaire, mon avis est que la posture de la Russie est compréhensible. Mais au-delà je pense que c’est surtout une manière pour les Russes de dire, “la mer Noire, c’est à nous, et on la partage avec les Turcs. Cet enjeu s’intègre donc  à cette fameuse politique d’accès aux mers chaudes. Vladimir Poutine était à Pékin trois semaines avant l’offensive en Ukraine pour l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver et il serait étonnant que lors de ces discussions avec Xi Jinping, il n’ait pas évoqué dès ce moment cette possibilité d’offensive en Ukraine. 

Mais, encore une fois, la crise ukrainienne joue le rôle d’accélérateur de tendances. On peut interpréter la situation en Ukraine par la volonté des Russes de régler cette question pour ensuite se tourner complètement vers l’Est. Il faut toujours se rappeler que ce “grand jeu”, autant pour les Occidentaux que pour la Russie, la Chine ou l’Iran, traduit des postures qui relèvent de la défense d’intérêts nationaux, d’intérêts stratégiques. La politique étrangère russe ne se comprend pas sans sa relation dialectique avec les enjeux de politique intérieure, et il en est de même pour les Occidentaux, qui retrouvent un ennemi conventionnel qu’ils avaient perdu depuis 30 ans.  L’”Occident” a certes eu affaire au terrorisme, mais le terrorisme islamique n’est pas un ennemi, c’est une méthode. Le terrorisme n’est pas un pays et ce n’est pas un acteur. Avec la Russie, il retrouve un ennemi conventionnel, après une période de dix ou quinze ans pendant laquelle l’Iran a joué, malgré lui, ce rôle. 

Dans le cadre de ma thèse, je commence à introduire des notions de psychologie, car on se rend bien compte que l’usage de l’ennemi conventionnel est une manière de recourir à ce que les psychologues appellent des “associations négatives”, qui permettent de diffuser une perception généralisée de la survie de la communauté menacée de l’extérieur. Et les Occidentaux le mettent en pratique en ne parlant que de la Russie depuis à peu près six mois, même aux dépens des enjeux importants de politique intérieure dans nos propres pays. Et la même pratique est utilisée par des pays comme la Russie, la Chine ou l’Iran en tentant de dissimuler certains enjeux qui pourraient menacer la stabilité des différents régimes. Que ce soient des démocraties libérales ou des régimes autoritaires, voire des régimes à parti unique ou des théocraties, on assiste au même recours à ces associations négatives et à la stimulation des sentiments de “peur collective”. 

C.F : La position actuelle de la Russie peut-elle pousser à polariser d’autant plus les tensions dans la région, en accentuant les axes “Occidentaux”/monarchies sunnites/Israël contre puissances chiites (Iran,Syrie)/Russie?

T.N : Non car le jeu est encore plus complexe. Si la crise en Ukraine contribue à une polarisation entre l’Occident et certains pays adverses dans la région, les alliances traditionnelles sont aussi perturbées. Les monarchies du Golfe comme Israël qui est un grand allié des Américains, sont inquiets de l’intention des Etats-Unis de réorienter leur posture stratégique vers l’Asie-Pacifique. Ce qui explique leur aisance dans leurs relations avec la Chine ainsi que le dialogue très ouvert qu’ils entretiennent avec Pékin depuis quelques temps. On aura aussi remarqué que Imran Khan, encore Premier ministre pakistanais à cette date, est allé rendre visite à Vladimir Poutine à Moscou le jour même de l’offensive en Ukraine. 

Donc au contraire, cette crise complexifie la donne. Ces pays savent très bien qu’ils ne peuvent plus compter à 100 % sur le parapluie de sécurité américain. Et la position actuelle de la Russie multipolarise (ou multilatéralise)  la manière de faire face aux enjeux. On assiste ainsi à un renforcement des dynamiques de coopération bilatérale avec la Russie, s’agissant de l’Arabie saoudite ou des Emirats Arabes Unis, ou de coopération trilatérale comme cela a été le cas lors des accords d’Astana entre l’Iran, la Turquie et la Russie en ce qui concerne la Syrie, ou encore lors des “accords d’Abraham”. De même, on connaît la volonté d’endiguement de l’Iran de la part des Saoudiens ou des Emiriens mais ceux-ci recommencent à discuter avec les Iraniens en Irak. 

Je dirais donc que les pays occidentaux s’isolent et se renferment sur leurs positions tandis que cette crise donne de l’espace aussi bien à nos partenaires qu’à nos adversaires géopolitiques. 

C.F : Dans le cadre de la réorientation européenne en matière énergétique, nous venons d’apprendre qu’un renforcement de la coopération énergétique entre l’UE et Israël se dessine. Une telle orientation pourrait-elle avoir des conséquences sur l’Iran et la Russie, notamment les amener à d’autant plus renforcer leurs partenariats vers l’Est, au risque de perdre tout espoir de coopération sur les dossiers en cours au Moyen-Orient (JCPOA, Syrie, Liban, Israël/Palestine)?

T.N : Ursula von der Leyen est effectivement  allée en Israël où des gisements gaziers importants ont été découverts. Mais de l’étape de la prospection et de la découverte à la mise en production, des investissements qui s’étalent sur cinq, dix, voire quinze ans sont indispensables. On ne pourra donc pas importer du gaz israëlien demain. Et la situation est identique par rapport aux ressources de l’Iran qui détient les deuxièmes réserves de gaz au monde. Les infrastructures sont inexistantes comme les technologies pour liquéfier le gaz. En cela réside toute la complexité de la géopolitique énergétique, similaire à celle relative aux contrats d’armements qui s’étalent aussi sur plusieurs décennies. 

Le fait que les Occidentaux réorientent leur demande d’approvisionnement énergétique peut  renforcer les partenariats de la Russie et de l’Iran vers l’Est mais ces pays vont alors se retrouver en compétition pour exporter du gaz vers la Chine, mais aussi vers l’Inde ou le Pakistan, des pays très densément peuplés qui n’ont pas ou très peu de ressources énergétiques. Cette concurrence influera nécessairement sur les prix. On pourrait donc assister à un découplage des prix avec des prix du “bloc occidental” et un système de prix parallèle, basé davantage sur des situations de troc, comme des annulations de dettes, entre les  exportateurs de gaz et les  pays d’Asie ou d’Extrême-Orient.

En termes de conséquences diplomatiques, je pense que cette situation permet à des puissances régionales, qu’il s’agisse des Emirats Arabes Unis, du Qatar, de l’Arabie Saoudite, ou de la Turquie, de jouer les  intermédiaires. Par exemple, il semblerait qu’ENI, une major pétrolière italienne présente au Qatar, se soit associée à TotalEnergies et à des compagnies américaines (Exxon Mobil et ConocoPhilipps) pour développer l’énorme gisement gazier de Northfield partagé entre le Qatar et l’Iran. Ce sont les pays à cheval sur cette ligne de fracture géopolitique devenue aussi idéologique qui inquiètent. Mais concernant Israël, il me semble plus probable qu’elle n’exporterait pas son gaz uniquement vers l’Europe, mais aussi vers l’Égypte et via ce pays vers l’Afrique. 

C.F: La crise ukrainienne et les sanctions portées contre les approvisionnements énergétiques russes peuvent-elles servir de levier à l’Iran sur les sanctions dont elle fait l’objet, et pour potentiellement varier ses acheteurs de pétrole et de gaz, sachant que les Etats-Unis peuvent y voir un moyen de limiter la “tutellechinoise sur l’Iran? Y a-t-il une possibilité à terme que l’Union Européenne importe du pétrole et du gaz iranien?  

T.N: Tout d’abord, certes, l’Iran détient la deuxième réserve de gaz au monde mais il n’en est que le 3ème ou 4ème producteur car il n’exporte quasiment pas de gaz. Celui-ci est essentiellement destiné au marché domestique pour le chauffage durant les périodes hivernales. Si le secteur gazier iranien ne reçoit pas d’ici quelques années des investissements conséquents pour moderniser et développer ses infrastructures, l’Iran pourrait à nouveau, comme c’était le cas il y a six ou sept ans, être contraint d’importer du gaz du Turkménistan voisin. La raison en est que les gisements gaziers sont au sud et les grandes métropoles et les grands centres d’habitation sont au nord, à Tabriz, Téhéran, Ispahan ou Machhad. Cette situation montre à quel point il n’y a pas de possibilités de substitution entre corridors gaziers et entre fournisseurs de gaz. Ainsi, avant que l’Union européenne ne puisse importer du gaz d’Iran, il faudrait que la situation diplomatique se normalise dès aujourd’hui pour envisager une importation potentielle d’ici cinq ou dix ans, à condition que les tuyaux iraniens se branchent aux tuyaux azéris et turcs, ou que l’Iran fasse passer des gazoducs à travers l’Irak et la Syrie, et qu’ensuite des usines de liquéfaction de gaz soient installées sur les côtes méditerranéennes afin de le réexporter. Ce qui semble pour le moins improbable. Aujourd’hui encore, l’Iran cherche plutôt à exporter son gaz en direction de l’Inde et du Pakistan. On peut mentionner le projet IPI, c’est-à-dire  Iran-Pakistan-Inde pour lequel l’Iran a construit son tronçon de gazoduc jusqu’à la frontière avec le Pakistan, au Baloutchistan. Mais ce projet est compliqué par l’absence de tronçon au Pakistan et par les tensions de ce dernier avec son voisin indien. 

Ensuite, on peut effectivement considérer à première vue qu’avec seulement quelques clients pour exporter son gaz (la Turquie et l’Irak dans une moindre mesure), l’Iran soit dans une relation de dépendance vis-à-vis de lui, mais il ne faut pas perdre de vue que c’est la Chine qui est dépendante de ces approvisionnements énergétiques. Parce que l’énorme machine industrielle économique chinoise ne marche que si elle est alimentée constamment par une énergie bon marché, que l’Iran peut lui fournir. Et les prévisions des spécialistes font état d’une demande énergétique chinoise en énergie fossile explosant d’ici 2035-2040 avant qu’elle ne se stabilise progressivement. Donc la tutelle chinoise sur l’Iran ne s’exerce pas vraiment au niveau de l’énergie. L’énergie continue effectivement d’avoir un rôle prépondérant dans le commerce bilatéral entre les deux pays mais l’Iran veut diversifier son économie. Il me semble d’ailleurs que l’année dernière était la première année dans l’histoire moderne de l’Iran où les produits non pétroliers avaient un rôle aussi prépondérant, voire supérieur, dans le commerce extérieur iranien par rapport aux produits pétroliers.

Donc c’est un objectif politique de l’Iran de pouvoir diversifier ses clients mais il ne peut pas y répondre aussi simplement en raison principalement des  éléments décrits précédemment à propos de la complexité pour Téhéran d’exporter son gaz à l’étranger, et particulièrement l’obsolescence de ses installations. Même les puits iraniens de pétrole sont tellement anciens que les Iraniens doivent à présent réinjecter du gaz pour pouvoir alimenter la pression et faire monter le pétrole à la surface. Une libération des hydrocarbures iraniens sur le marché permettrait de réguler et de stabiliser les prix mais il faudrait beaucoup de temps pour qu’ une nouvelle configuration gazière ait lieu. L’Iran a par ailleurs une capacité d’exportation de pétrole d’environ 500 000 barils par jour et qui pourrait évoluer, selon les estimations, jusqu’à 2 millions de barils environ. Il serait donc difficile d’atteindre les 3 millions de barils comme c’était le cas en 2014-2015. Dans tous les cas, il s’agit d’une démarche sans commune mesure avec ce que nécessiterait l’exportation du gaz qui demande des infrastructures conséquentes et des technologies pour liquéfier le gaz que peu d’entreprises maîtrisent. 

C.F: D’un point de vue diplomatique, concernant le levier sur les sanctions dont fait l’objet l’Iran, est-ce que ça pourrait tout de même un peu changer la donne?

T.N: : Pas du tout. Et on l’a bien vu au moment du déclenchement des opérations militaires en Ukraine.  Durant tout le mois de février, on avait l’impression que l’accord à Vienne allait être signé d’un moment à l’autre, et à partir du moment où les Russes ont lancé leur offensive en Ukraine, tout a été remis en question. 

La question iranienne est, selon moi, séparée de la question systémique. Aux États-Unis, la question iranienne relève surtout de la politique intérieure. Voilà un an et demi que Biden est en mandat et qu’il avait la possibilité de remettre l’accord sur la table. Ils ont attendu, en raison aussi du fait que les Iraniens ont voulu attendre la prise de fonction de la nouvelle administration d’Ebrahim Raïssi. Après négociation, un accord a été trouvé qui satisfaisait à peu près tout le monde. Mais il a suffi de la crise en Ukraine pour remettre tout en question. A mon avis, Biden ne veut pas trop se fragiliser dans la perspective des élections de mi-mandat en novembre 2022, sachant que même certains démocrates aux États-Unis se prononcent contre la normalisation des relations avec l’Iran. Donc, il n’y a pas de lien de cause à effet entre la crise ukrainienne et les négociations sur le nucléaire iranien. Ce sont des questions séparées qui ont des points de contact. La crise ukrainienne a plus un impact en terme d’énergies qu’en terme de diplomatie. 

C.F : La crise ukrainienne et les sanctions portées contre la Russie ont provoqué des difficultés d’approvisionnement, de paiement et de vente de barils de pétrole iranien vers l’Est, notamment vers la Chine. Pouvez-vous nous en dire plus? 

En réalité, l’Iran aujourd’hui exporte plus de pétrole qu’il y a un ou deux ans. Si en 2019-2020, ces exportations de pétrole étaient officiellement à zéro, on savait que l’Iran, pour exporter son pétrole vers la Chine, recourait à des techniques de transfert qu’on appelle “ship to ship transfer”. C’est à dire que les Iraniens faisaient des transferts de pétrole en mer d’un tanker à un autre tanker et ne déclaraient pas qu’ils exportaient vers la Chine, ou alors ils passaient par la Malaisie pour réexporter leur pétrole en Chine. Je ne pense pas que la crise ukrainienne soit un élément susceptible d’empêcher l’Iran d’exporter son pétrole. On sait aussi que les Chinois commencent à acheter leur pétrole iranien en yuan et passent même par des procédures de troc : l’Iran vend du pétrole à la Chine en échange d’un allègement de la dette à son égard. 

C.F : Le potentiel accord de libre-échange entre l’Iran et l’Union Économique Eurasiatique (UEE) évoqué par le président biélorusse en mai dernier pourrait-il aboutir? Et quels sont les avantages qu’il pourrait procurer à l’Iran? Pourrait-il participer à une stabilisation de la région?

T.N : Même si l’Iran en tirerait des avantages indéniables, les difficultés proviennent du fait qu’un  accord de libre échange avec l’Iran serait très compliqué à mettre sur pied au nive au technique. L’Iran multiplie les rencontres dans cette direction d’intégration économique régionale et fait preuve d’un activisme diplomatique important vis-à-vis des pays d’Asie centrale. Le président du Kazakhstan, Kassim Jomart Tokaev était à Téhéran le 19 juin par exemple, et il y a eu des rencontres avec l’Ouzbékistan, de même que des projets sont en cours avec le Tadjikistan. Mais, la mise en place d’une zone de libre échange prendra du temps. Nous assistons là aussi essentiellement à des déclarations d’intention. Peut être que le découplage de l’ordre international entre ces deux grands “soleils” que sont  la Chine et les Etats-Unis, pourrait effectivement y donner lieu, s’il se consolide mais rien n’est assuré en la matière. 

Par ailleurs, et avant toute chose, les pays de la région auront besoin de garanties quant à la posture iranienne. Et il ne faut pas oublier que la plupart des pays d’Asie centrale, quoiqu’on en dise, maintiennent des relations parfois assez importantes avec les Etats-Unis. On peut aussi tirer les leçons de ce qui se passe en Europe :  l’intégration économique crée des interdépendances et contribue à la stabilisation politique mais le processus est susceptible de créer d’autres externalités négatives dont on ne prend pas conscience tout de suite.

C.F : Voyez-vous ces projets comme la volonté des pays membres de l’OCS et de l’UEE de s’émanciper d’une économie de marché à leurs yeux pas suffisamment équilibrée dans les rapports? 

T.N: Le point important est cette volonté de s’émanciper du dollar en boostant les procédures de dédollarisation. Mais ces Etats veulent maintenir la main sur l’économie de marché qui peut être considérée comme une étape nécessaire, par les Chinois notamment. Depuis les années 1980, la Chine a ouvert son pays, ses industries, et attiré des compétences étrangères mais depuis quelques années, avec Xi Jinping, elle commence à se refermer tandis que  l’idéologie communiste est remise en avant. Les Chinois disent très ouvertement que  le capitalisme était une “étape”, un détour nécessaire pour pouvoir mieux revenir au socialisme. Donc je réponds de manière affirmative à cette question et je l’argumente à travers la dédollarisation, une tentative qui passe notamment par des initiatives ponctuelles comme les projets de développement des cryptomonnaies, que ce soit en Chine ou en Iran, où on commence à parler de e-yuan et de e-rial. Les Chinois investissent apparemment dans une mining firm en Iran. Des industries de minage se développent à travers le pays pour profiter du bas coût de l’électricité. Le minage de crypto-monnaies consomme énormément d’électricité. Ces projets manifestent ou concrétisent la volonté des pays de l’OCS et de l’Union économique eurasiatique de s’émanciper de cette économie de marché, mais surtout de cette économie dollarisée. Et cela signifie surtout s’émanciper de l’extraterritorialité du droit américain.

C.F : Pensez-vous que les sanctions sur la Russie peuvent finalement profiter à l’OCS et l’UEE, et à terme, desservir l’Union Européenne et les Etats-Unis (groupe des Sept)? Si oui, de quelle manière et à quels niveaux?

T.N: Ces sanctions profitent surtout à la Chine. Je travaille sur l’Iran depuis plusieurs années et j’ai vécu en Iran quand il y a eu le durcissement des sanctions en 2018. Le pays continue à fonctionner à peu près normalement. C’est certain que depuis quelques mois, effectivement, l’inflation devient beaucoup plus pesante pour les Iraniens, mais les sanctions n’ont pas du tout atteint leurs objectifs politiques. Au contraire. C’est d’ailleurs une des hypothèses de mon projet de recherche. Il suffit de revenir sur ce qui s’est passé en Irak durant les années 1990, quand il y avait un embargo total contre le pays. Qu’a-t-il produit? Il a engendré un renforcement du régime de Saddam Hussein, et la population, qui était complètement paupérisée, s’est tournée vers l’Islam. Dix ans après, les Américains sont intervenus et le terreau fertile était déjà là. La population irakienne s’était ré-islamisée, et c’est dans ce contexte qu’on a eu la fracture géopolitique et confessionnelle à laquelle on assiste au Moyen-Orient avec l’apparition d’Al Qaïda, de l’Etat islamique, des milices chiites, etc… En Iran, c’est une situation similaire. Les sanctions n’ont fait paradoxalement que renforcer le régime, en renforçant la capacité des Gardiens de la révolution, des fondations religieuses, et de ces énormes conglomérats para-étatiques dont on ne sait jamais s’ils appartiennent au secteur public, privé, ou associatif. Les personnes à leur tête ont accru leur pouvoir économique et donc politique, et il en sera de même en Russie. Donc les sanctions desservent à long terme les intérêts de l’Union Européenne et des États Unis.

C.F : Lors d’une table ronde, “Le marché du pétrole aujourd’hui et demainau SPIEF ce 16 juin 2022, Alexei Miller s’est exprimé en opposition au système de Bretton Woods-2, qu’il tient responsable de l’envolée des prix du gaz. Dans ce cadre, il affirme qu’une nouvelle formule s’impose dans le marché des énergies, “Notre produit, nos règles.”. Il tient en parallèle les sanctions et contre-sanctions responsables d’un marché stérile. L’Iran se positionne-t-il de la même manière?

T.N : Les sanctions se sont déjà révélées plutôt inefficaces. Est-ce que l’objectif était d’appauvrir la classe moyenne iranienne? Est-ce que l’objectif était de faire en sorte qu’aujourd’hui, 30 % de la population iranienne vive sous le seuil de pauvreté? Si c’était l’objectif, elles l’ont atteint partiellement. Mais dans les faits, l’objectif des sanctions, c’est de faire chuter le régime, et on en est très loin. La Russie veut s’émanciper du système centré totalement sur le dollar, et s’émanciper de l’extraterritorialité du droit américain. L’Iran se positionne de cette même manière.

C.F : Des pourparlers entre les membres du groupe des Sept sont en cours pour éventuellement former une “contre-OPEP”, dont seraient membres les pays importateurs de pétrole. Cela pourrait-il avoir un impact sur la position de l’Iran et de la Russie dans leurs exportations et leur position au sein de l’OPEP+? Ne serait-ce pas contre-productif, bien que l’objectif soit de stabiliser le cours à terme?

T.N: Plus il y a de pétrole en circulation sur le marché, plus les prix baissent. Les États-Unis, qui exploitent du gaz et du pétrole de schiste, ont besoin d’un prix du baril aux alentours de 70 ou 80 dollars a minima pour que cette exploitation soit rentable. Donc il faut savoir si le projet leur est utile ou non. Car si cette contre-OPEP veut augmenter sa production et mettre un peu plus de pétrole sur le marché, cela pourrait convenir à certains des importateurs, mais il n’est pas sûr que cela convienne aux Américains.

C.F: On peut lire que les Etats-Unis, paradoxalement, veulent permettre au pétrole de Russie d’être à l’avenir vendu sans trop d’embarras vers la Chine et l’Inde. Ce qui va totalement à contre-sens de ce qu’ils sont en train d’imposer à l’Union européenne actuellement, c’est-à-dire couper les importations depuis la Russie et la dépendance à la Russie.

T.N: Certaines personnes mal pensantes pourraient y voir une volonté de renfermer l’Europe sur elle-même, de la mettre sous tutelle des Etats-Unis. Or l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie ou la Chine, mais encore des pays d’Afrique et le Brésil sont des pays fortement peuplés qui le seront encore plus à l’avenir, qui ne détiennent pas beaucoup de gaz, qui n’ont pas ou peu de réserves en hydrocarbures, et qui auront nécessairement besoin d’une énergie à prix avantageux. Et ce n’est dans l’intérêt de personne de faire en sorte que ces pays implosent, simplement parce qu’ils font face à des conséquences graves en terme de dérèglement climatique qui vont engendrer des crises migratoires et une situation socialement très tendue. Donc il faut que les producteurs comme les importateurs et les acteurs des marchés fassent preuve de prudence. 

D’une façon générale, ce sont plutôt les pays de l’Opep qui dictent la loi des prix, ce qui semble pour l’instant satisfaire tout le monde. Les pays européens ont la capacité de remettre en question cet unipolarisme ou cet unilatéralisme américain. En ce qui concerne la France, il y a traditionnellement une concurrence économique avec les Etats-Unis mais depuis à peu près quinze ans, le courant “occidentaliste” a eu le temps d’infuser ses idées auprès de l’Elysée et du Quai d’Orsay. Le courant atlantiste, ou ceux qu’on appelle les “néo-conservateurs”, agissent dans le sens d’un renforcement du partenariat avec les Etats-Unis, quitte à se retrouver dans une situation de dépendance totale. Mais on assiste à cette tendance également en Italie par exemple. Il me semble qu’il faudrait être plus prudent et comprendre quels sont nos intérêts. Alors que les Etats-Unis sont géographiquement éloignés, nous avons l’Afrique subsaharienne ou le Moyen-Orient pour voisins. Et le monde slave est à nos portes. Cette configuration géographique définit l’essentiel des enjeux auxquels nous devons faire face mais que nous avons encore du mal à appréhender.

Il est même difficile de faire de la recherche lorsque l’on aborde des aires comme celle de la Russie ou du Moyen-Orient, faute de possibilités de déplacement et donc d’accès à une information permettant de nuancer et d’aiguiser l’esprit critique. Beaucoup sont, comme moi, désormais confrontés à de grandes difficultés de déplacement et de mobilité internationale parce que nous sommes assimilés à la posture de nos Etats, qui entretiennent un clivage vis-à-vis de ces pays. Il me semble que nous devrions nous inspirer de la philosophie politique pour comprendre ce que l’on voit, ce qu’est le pouvoir, ou comment on gère nos relations avec les autres. Car, je ne pense pas que l’on veuille se renfermer dans un bipolarisme qui, de toute manière, ne sera jamais comparable à ce qu’il a été pendant la guerre froide, puisqu’il y a à présent une infinité d’interdépendances et  d’interconnexions au niveau international. Nos ordinateurs, nos téléphones, et la plupart des objets qui sont dans nos maisons, ont été produits en Chine ou en Extrême-Orient. Nous sommes donc désormais dans une position de fragilité face à de nouvelles puissances émergentes et face à une nouvelle donne géopolitique avec laquelle nous devons à présent composer. Notamment, en formulant entre autres des analyses qui puissent remettre en question la doxa générale, et qui soient plus réflexives et nuancées. 

Pour aller plus loin :

NENCINI Théo, L’Irak chiite parle persan. Islamisme, milices, réseaux iraniens, Paris, L’Harmattan, 2021.

NENCINI Théo, Enjeux et adaptation de la diplomatie chinoise au Moyen-Orient (entretien réalisé par Emmanuel Lincot), Asia
Focus, IRIS, octobre 2021.

KENNEDY Paul, The Rise and Fall of the Great Powers: Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000, New
York, Vintage, 1989.

HOURCADE Bernard, Géopolitique de l’Iran. Les défis d’une renaissance, Paris, Armand Colin, 2016.

RAZOUX Pierre, « Quelques clés pour décrypter la politique étrangère iranienne », Hérodote, vol. 169, 2018, p. 1326.

GOMART Thomas, Guerres invisibles, Paris, Tallandier, «Essais» 2021

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