Turquie–UE : dilemme entre la sécurité et la démocratie.

Les relations entre la Turquie et l’Union européenne sont de nouveau tendues après l’annulation du diplôme universitaire du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, intervenue au lendemain de son placement en détention provisoire pour des accusations de « terrorisme », « corruption », « extorsion », « blanchiment d’argent » et « aide à un groupe terroriste », en raison de son alliance électorale avec un parti pro-kurde. Cette annulation est perçue comme une tentative de disqualification de sa candidature à l’élection présidentielle, en vertu de l’article 101 de la Constitution turque, qui exige un diplôme d’enseignement supérieur pour être éligible à la présidence de la République.
Considéré comme le principal adversaire politique du président Recep Tayyip Erdogan, le maire d’Istanbul a été incarcéré le 23 mars dernier dans l’attente de son procès pour corruption présumée. De nombreuses manifestations ont éclaté en Turquie et en Europe pour dénoncer cette décision. Les réactions au sein des milieux européens sont variées. Malgré tout, la coopération entre la Turquie et l’Union européenne en matière de sécurité du continent limite les possibilités de réaction complète des pays de l’Union européenne.
La Commission européenne a exprimé ses inquiétudes concernant « l’engagement de la Turquie envers ses traditions démocratiques ». Le porte-parole de la Commission a rappelé l’obligation pour la Turquie, en tant que pays candidat à l’UE, de « respecter les valeurs démocratiques et les droits des élus
Nacho Sánchez Amor, rapporteur sur la Turquie au Parlement européen et porte-parole du groupe S&D au sein de la commission des affaires étrangères du Parlement européen, a exprimé sa profonde préoccupation face à la détention d’Ekrem Imamoglu. Il a dénoncé « un exemple alarmant de plus des abus de pouvoir commis par les autorités turques actuelles » et souligné que l’arrestation, couplée à l’annulation du diplôme universitaire d’Imamoglu, « vise à l’exclure de la course présidentielle ». Il a également condamné les « restrictions imposées aux manifestations et le ralentissement des réseaux sociaux », affirmant qu’il s’agit d’une « attaque politique destinée à empêcher un opposant légitime de contester les élections à venir ». Enfin, il a rappelé que cette répression s’inscrit dans un contexte plus large de « dérive autoritaire du gouvernement turc », compromettant toute perspective d’adhésion à l’Union européenne.
Le Conseil de l’Europe a condamné l’arrestation et demandé la libération immédiate d’Imamoglu. Marc Cools, président du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, a qualifié cette arrestation de « calculée » et de « tentative de saper l’intégrité du processus électoral ».
Le président français Emmanuel Macron a également durci le ton en dénonçant « le caractère systématique des poursuites contre les figures de l’opposition et de la société civile », ainsi que « les atteintes à la liberté de s’informer et de se rassembler ». Il a qualifié l’arrestation d’Imamoglu d’ « atteinte et d’agression qu’on ne peut que regretter ». Macron a rappelé que « la Turquie a besoin de l’Europe » et que l’Union européenne a, en retour, besoin d’ « une Turquie qui assume ses responsabilités de sécurité européenne tout en respectant ses engagements démocratiques ». Le ministre des Affaires étrangères français a parlé d’une « attaque sérieuse contre la démocratie » et a appelé la Turquie à respecter les engagements légaux qu’elle a librement acceptés en tant que pays candidat à l’Union européenne.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a vivement critiqué la détention d’Ekrem Imamoglu, la qualifiant de « très, très mauvais signe » pour la démocratie turque et les relations avec l’Union européenne. Il a exhorté les autorités turques à « y mettre fin immédiatement ». Il a également souligné les efforts déployés par Berlin et Bruxelles ces dernières années pour améliorer les relations avec Ankara et déploré que l’arrestation d’une figure politique aussi importante envoie un signal négatif. Le ministère des Affaires étrangères allemand a également considéré l’arrestation comme « un recul pour la démocratie ». Un porte-parole a souligné que « la compétition politique ne doit pas se faire à travers les tribunaux et les prisons » et a demandé une « enquête transparente » ainsi qu’un procès conforme à l’État de droit.
L’arrestation survient alors que l’Union européenne tente de renforcer ses relations avec Ankara sur des dossiers cruciaux, notamment la Syrie et l’Ukraine. La réticence de la Commission à condamner fermement l’arrestation reflète la volonté de Bruxelles de maintenir un équilibre diplomatique avec la Turquie dans un contexte de la sécurité européenne. Toutefois, malgré ces tensions, les pays de l’Union européenne poursuivent leur coopération avec la Turquie sur les questions de sécurité afin de garantir la stabilité du continent. La visite du Premier ministre polonais Donald Tusk en Turquie le 12 mars, dans le cadre de la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne, illustre cet objectif.
Lors de leur rencontre à Ankara, le président turc Recep Tayyip Erdogan et Donald Tusk ont discuté du renforcement des relations entre la Turquie et l’Union européenne, ainsi que des défis sécuritaires régionaux, notamment la guerre en Ukraine. Erdogan a souligné que la Turquie et la Pologne, qui disposent des deux plus grandes armées terrestres de l’OTAN en Europe, jouent un rôle clé dans la défense collective du continent. Le président turc a également réaffirmé que « l’adhésion à l’Union européenne demeure un objectif stratégique pour Ankara » et a plaidé pour un « approfondissement des relations économiques et militaires ». Tusk a, de son côté, évoqué la nécessité d’une « coopération accrue avec la Turquie pour stabiliser la région et reconstruire l’Ukraine », tout en encourageant Ankara à « jouer un rôle actif dans d’éventuelles négociations de paix entre Kiev et Moscou ».
Lors de la réunion par vidéoconférence du 21 mars, le Président du Conseil européen, Antonio Costa, et la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ont tenu des discussions importantes avec le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, ainsi que les dirigeants de l’Islande, de la Norvège et du Royaume-Uni. L’objectif principal de cette rencontre était d’informer ces pays partenaires des résultats des discussions du Conseil européen, en particulier sur les soutiens à apporter à l’Ukraine et à la défense européenne. Dans ce cadre, le Conseil européen a souligné que « la Turquie a joué un rôle crucial, notamment en matière de sécurité et de défense. » Les mécanismes de financement proposés pour soutenir l’industrie de défense européenne ont également été abordés, soulignant la possibilité pour la Turquie de « participer directement aux initiatives en matière de défense européenne, via des partenariats et accords de sécurité. » Selon le compte rendu, « les discussions ont mis en évidence l’importance de continuer à coordonner les efforts pour soutenir l’Ukraine tout en garantissant la stabilité et la sécurité à long terme de l’Europe. »
Le 27 mars, à l’invitation du Président français Emmanuel Macron, le Vice-président turc Cevdet Yılmaz s’est rendu à Paris. Il a souligné l’importance du rôle de la Turquie dans la sécurité européenne lors du sommet « Paix durable pour l’Europe et l’Ukraine ». Yılmaz a précisé que cette rencontre, qui a réuni des dirigeants de 31 pays, était essentielle non seulement pour la situation en Ukraine, mais aussi pour l’avenir de la sécurité européenne. Il a affirmé que la Turquie joue un « rôle central dans la stabilité du continent » en tant que membre de l’OTAN et candidate à l’Union européenne, notamment grâce à sa diplomatie et à son industrie de défense. Yılmaz a également mis en avant l’engagement de la Turquie à trouver une solution diplomatique au conflit russo-ukrainien, soulignant les efforts de la Turquie dans des initiatives telles que l’accord sur le corridor céréalier et les échanges de prisonniers. Enfin, il a insisté sur la « nécessité d’une approche commune pour garantir la sécurité de l’Europe », tout en réaffirmant la volonté de la Turquie de contribuer à une paix durable et à la reconstruction de l’Ukraine.
Néanmoins, le leader du parti social-démocrate CHP, Ozgur Ozel, a vivement critiqué l’attitude des pays européens, les accusant d’ « aveuglement » face à l’arrestation d’Ekrem Imamoglu. Il a déclaré le 31 mars : « Ceux qui souhaitent contribuer au régime de (Recep) Tayyip Erdogan en Turquie doivent savoir qu’il s’agit d’une autocratie. Ceux qui veulent donner un crédit politique au régime de (Recep) Tayyip Erdogan, ceux qui veulent planifier l’avenir avec lui, verront et sauront que 65 % des électeurs en Turquie ont pris la décision définitive de changer ce pouvoir, et que 10 % sont proches de cette décision. Ceux qui jouent à la démocratie chez eux en Europe et qui, en Turquie, stabilisent une autocratie pour l’utiliser en disant : « Nous ferons de la Turquie un refuge pour les migrants, nous donnerons de l’argent pour prendre soin des Syriens, nous utiliserons l’armée turque comme bouclier pour l’Europe », sauront que ce pouvoir changera l’année prochaine. »
À propos de l'auteur
Ikbal Bas
Étudiant en première année de master en affaires européennes à Sorbonne Université, Ikbal est passionné par les politiques régionales, la politique de cohésion européenne, l’élargissement de l’Union européenne ainsi que par les relations entre la Turquie et l’Union européenne. Il a commencé son parcours à Strasbourg pour ses études supérieures, avec l’objectif de mieux comprendre les enjeux européens, et poursuit aujourd’hui ses études à Paris, où il effectue son master pour découvrir de près le milieu européen dans la capitale française.