Turquie–Iran : entre coopération stratégique et rivalités persistantes

Turquie–Iran : entre coopération stratégique et rivalités persistantes
Depuis plusieurs mois, les tensions régionales au Moyen-Orient se sont intensifiées. L’Iran a été la cible de frappes israéliennes répétées. Parallèlement, les États-Unis ont lancé une opération militaire nommée « Operation Midnight Hammer », visant plusieurs sites nucléaires iraniens à l’aide de bombardiers furtifs B-2. Dans cette même dynamique, Israël a renforcé son influence dans plusieurs zones clés en Syrie, par le soutien militaire à certaines factions druzes et kurdes. En parallèle, des attaques israéliennes contre le Hezbollah au sud du Liban ont affaibli l’axe chiite dans la région, exerçant une pression croissante sur l’influence iranienne.
Du côté turc, la chute du régime syrien en décembre 2024 a permis à Ankara d’étendre son emprise en Syrie. La Turquie s’est positionnée comme un acteur central de la préservation de l’unité territoriale syrienne, tout en rejetant fermement toute tentative de création d’un État autonome en Syrie. Elle cherche à démanteler les Forces démocratiques syriennes (FDS) et à favoriser leur intégration dans l’armée syrienne. Dans ce contexte, Israël chercherait à établir un corridor d’influence parfois qualifié de « corridor de David » reliant les zones druzes du sud de la Syrie aux territoires contrôlés par les Forces démocratiques syriennes (FDS) au nord, afin de contenir l’influence turque dans la région.
Sur l’échiquier géopolitique au Moyen-Orient, les rivaux historiques la Turquie et L’Iran se retrouvent confrontés à des défis communs. Parallèlement, Ankara et Téhéran affichent un soutien appuyé à la cause palestinienne face aux attaques d’Israël, qu’elles qualifient de génocidaires. Enfin, la rencontre récente entre Recep Tayyip Erdoğan et Donald Trump a relancé les discussions sur la réduction de la dépendance pétrolière turque vis-à-vis de la Russie, ajoutant une dimension énergétique à ces recompositions.
C’est dans ce contexte géopolitique que le chef de la diplomatie turque Hakan Fidan s’est rendu à Téhéran le 30 novembre 2025 pour une visite de travail auprès de son homologue iranien, Abbas Araghchi. La visite de Fidan, sa quatrième à Téhéran en tant que ministre, s’inscrit ainsi dans la volonté de « renforcer la coopération stratégique » entre la Turquie et l’Iran sur les plans bilatéral et régional.
Les deux ministres ont souligné l’importance d’éliminer les entraves persistantes aux échanges, notamment les barrières tarifaires, les sanctions affectant l’Iran, et le déficit d’infrastructures logistiques modernes. Ils ont prévu de convoquer prochainement le Conseil de coopération de haut niveau et une Commission économique conjointe afin d’aborder ces questions prioritaires. L’Iran s’est positionné en tant que « fournisseur d’énergie fiable » pour la Turquie, déclarant sa volonté de renouveler le contrat de gaz naturel qui arrive à échéance en 2026 et d’intensifier la collaboration dans le domaine électrique. Les deux nations ont conscience que leur commerce n’exploite pas pleinement son potentiel et aspirent désormais à atteindre un but audacieux de 30 milliards de dollars. De nombreux projets visant à renforcer la connectivité ont été mentionnés, y compris l’instauration d’une route ferroviaire clé par le corridor Cheshm-e-Soraya–Aralık, un projet stratégique de connexion ferroviaire situé dans la région frontalière du nord-ouest de l’Iran et de l’est de la Turquie, destiné à fluidifier le transit marchand entre l’Asie centrale et l’Europe via le territoire turc et l’inauguration d’un nouveau point de passage frontalier. L’annonce récente de l’établissement imminent d’un consulat iranien à Van, où Fidan a affirmé sa présence pour l’inauguration, s’inscrit dans cette mouvance de rapprochement et d’accélération des échanges.
La situation au Moyen-Orient a dominé les entretiens. Ankara et Téhéran ont affiché une rare convergence face au conflit israélo-palestinien, dénonçant Israël comme la principale menace pour la stabilité régionale et condamnant ses attaques à Gaza, en Syrie et au Liban. Les deux ministres ont appelé la communauté internationale à agir pour mettre fin au « génocide » commis contre les Palestiniens. S’agissant de la Syrie, Ankara et Téhéran ont réaffirmé leur attachement à l’intégrité territoriale syrienne et souligné que la stabilité du pays doit être préservée de toute ingérence extérieure.
La visite a également servi à discuter du dossier caucasien et à renforcer la collaboration en matière de sécurité entre la Turquie et l’Iran. Les deux ministres ont souligné la nécessité de maintenir la stabilité dans la région à travers un dialogue exclusivement régional, refusant toute intervention extérieure dans cette région déjà vulnérable. Cette position commune vise notamment à éviter l’importation de nouvelles rivalités au lendemain des récents bouleversements géopolitiques dans le Sud-Caucase. Ils ont aussi réitéré leur détermination à combattre le terrorisme en coopération, vu comme un danger partagé. L’Iran a manifesté son appui pour les initiatives de la Turquie contre le PKK, en louant les progrès du processus de désarmement et l’ambition d’une Turquie libérée du terrorisme.
Malgré un langage diplomatique consensuel, de nombreuses lignes de fracture subsistent entre Ankara et Téhéran. Membre de l’OTAN et alliée stratégique de l’Azerbaïdjan, que la rhétorique officielle désigne souvent comme « deux États, une seule nation », la Turquie se trouve en désaccord avec l’Iran concernant le projet de corridor du Zanguezour. Téhéran perçoit ce projet comme une menace directe pour sa sécurité et son accès au Caucase. Cette tension s’est illustrée lors de la guerre des 44 jours en 2020 entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, durant laquelle l’Iran a organisé des manœuvres militaires à sa frontière nord, en signe de méfiance vis-à-vis des avancées azéries soutenues par Ankara.
Par ailleurs, la compétition d’influence en Irak demeure vive, la Turquie entretenant des relations étroites avec le gouvernement régional du Kurdistan, dominé par le clan Barzani, tandis que l’Iran soutient plusieurs milices chiites, dont le groupe Hachd al-Chaabi.
En outre, sur le dossier syrien, la Turquie et l’Iran se sont opposés dès le début du soulèvement en 2011, chacun soutenant des camps rivaux : l’Iran a appuyé le régime de Bachar al-Assad, tandis que la Turquie a soutenu plusieurs groupes de l’opposition, notamment l’Armée nationale syrienne.
Enfin, le déplacement de Hakan Fidan à Téhéran a illustré un désir partagé de revitaliser une alliance stratégique dans un environnement régional précaire. Si l’affichage d’un rapprochement sur des sujets délicats tels que Gaza, la lutte contre le PKK ou la collaboration énergétique a constitué un changement de cap, le véritable impact de ces engagements est resté conditionné par leur mise en œuvre, compte tenu des conflits persistants.
Toutefois, cette dynamique de coopération ne saurait masquer la réalité d’une relation ambivalente. Ankara et Téhéran restent engagés dans des compétitions d’influence, notamment au Caucase, en Syrie ou en Irak, où leurs intérêts stratégiques divergent souvent. Si les deux pays partagent une volonté de stabiliser leurs frontières, ils défendent aussi des visions géopolitiques concurrentes, parfois incompatibles. En ce sens, la visite de Fidan témoigne moins d’une alliance solide que d’un pragmatisme contraint, guidé par la conjoncture et les urgences du moment. C’est dans cette dialectique entre coopération tactique et rivalité structurelle que s’inscrit l’avenir incertain des relations turco-iraniennes.
À propos de l'auteur
Eren Gökdemir
Biographie non renseignée



