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La Bosnie-Herzégovine entre l’UE et l’influence russe : Entretien avec Alen Gudalo

Publié le 19/12/2024
10 min de lecture
Par Maxime Coulet
Europe

Depuis le 15 décembre 2022, la Bosnie-Herzégovine est officiellement reconnue comme candidate à l’adhésion à l’Union européenne. À l’instar des autres pays des Balkans occidentaux, elle doit satisfaire aux critères exigeants de ce processus pour espérer rejoindre l’UE. Cependant, le chemin à parcourir reste semé d’embûches. Pays le plus marqué par les guerres de l’ex-Yougoslavie, la Bosnie-Herzégovine peine encore à surmonter ses blessures et se distingue par une complexité administrative, politique et culturelle unique dans la région. Pour mieux comprendre ces défis, j’ai eu l’occasion d’échanger avec Alen Gudalo, Coordinateur de Programme pour le Suivi de l’Intégration Européenne de la Bosnie-Herzégovine.

Blocages structurels et perspectives européennes de la Bosnie-Herzégovine

Le mécanisme de coordination : une structure complexe et imparfaite

Le mécanisme de coordination, mis en place en 2016, vise à garantir une position cohérente de la Bosnie-Herzégovine sur les questions liées à l’Union européenne. Il implique plus de 1 400 fonctionnaires issus des différents niveaux de gouvernance (État, entités, cantons, et district de Brčko) et s’appuie sur 36 groupes de travail couvrant les domaines législatifs requis par l’intégration européenne. Cependant, ce système, bien que nécessaire, souffre de lourdeurs bureaucratiques et de failles structurelles. Les décisions prises ne sont pas juridiquement contraignantes et doivent être validées par les 14 gouvernements concernés, un processus souvent bloqué par des rivalités politiques. En l’absence d’une stratégie nationale claire pour adopter les normes européennes, ce mécanisme devient un outil de veto, davantage utilisé pour défendre des intérêts partisans que pour faire avancer l’intégration européenne. Il est donc aujourd’hui un symbole des luttes de pouvoir internes.

Comme l’explique Alen Gudalo, « dans le contexte bosnien, ce mécanisme n’a plus rien à voir avec l’UE. Il est devenu un simple outil de veto, utilisé chaque fois qu’un parti politique estime pouvoir en tirer un avantage. » En effet, ce droit de veto, censé garantir le respect des sensibilités ethniques et politiques, est aujourd’hui utilisé pour bloquer des processus même techniques. Alen Gudalo cite ainsi le cas de l’agenda de croissance, un document purement économique, qui a été retardé par quatre cantons sous l’influence d’un même parti politique. « C’est ainsi que fonctionne la Bosnie, ou plutôt, qu’elle ne fonctionne pas. »

Un blocage systémique

Ce système de consensus, qui exige l’unanimité à chaque étape du processus, permet à de petites entités politiques de paralyser des projets à l’échelle nationale.  « Le pays est dans un état de blocage permanent. Même des réformes purement techniques sont compromises. Cela montre clairement que les partis politiques n’ont aucune intention de rapprocher le pays de l’UE. » Le problème, c’est aussi que cette question d’intégration peut ne pas être prise au sérieux par certains officiels. « À Bruxelles, j’ai rencontré un ambassadeur, membre d’un parti pro-russe, venant de Republika Srpska qui m’a dit, dans les grandes lignes « L’Ukraine est plus importante actuellement, et intègrera l’UE pour des questions géopolitiques. Les Balkans Occidentaux feront de même, pour les mêmes raisons, et rentreront tous en même temps. Nous n’avons donc pas à nous inquiéter malgré les défis que nous impose l’UE. » Quand on en discute avec des membres du Parlement Européen, ils nous répondent clairement « Non, ça ne marche pas comme ça, il faudra fournir les éléments demandés. » Nous en sommes conscients, mais c’est un narratif qui existe, qui s’impose et qu’il faut maintenant prendre en compte

Le problème ne se limite pas aux réformes législatives. Il reflète un malaise politique plus large, où chaque parti privilégie ses intérêts locaux ou cantonaux au détriment des objectifs nationaux. Ainsi, le mécanisme de coordination, plutôt que d’unir les acteurs autour de l’objectif européen, accentue les divisions internes.

La paralysie institutionnelle empêche la Bosnie de progresser dans les étapes nécessaires à l’adhésion à l’UE. « La Bosnie est la plus en retard de toute la région. Et cela, malgré le fait que l’alternative à l’UE, qu’elle soit russe ou chinoise, n’est ni viable, ni rationnelle. »

Les données économiques illustrent cette dépendance à l’Union européenne : 64 % de l’économie bosnienne repose sur ses échanges avec l’UE, et un million de Bosniens vivent déjà dans les États membres. Pourtant, les blocages politiques internes sapent ces liens économiques et freinent la mise en œuvre de réformes cruciales.

Perceptions divergentes de l’UE et montée des récits alternatifs

Alors que l’intégration européenne est officiellement un objectif stratégique pour la Bosnie-Herzégovine, les perceptions de l’UE dans la population et au sein des élites politiques sont profondément divisées. Ces divergences reflètent non seulement la complexité des dynamiques internes du pays, mais aussi l’incapacité de l’Union européenne à communiquer efficacement sur les bénéfices de son processus d’élargissement. Après plus de deux décennies de processus d’intégration, la frustration vis-à-vis de l’UE est palpable en Bosnie-Herzégovine. « Le processus est tellement long et coûteux que les gens sont fatigués. Cette fatigue alimente un scepticisme croissant envers l’UE. »

Cette lassitude se manifeste par une perte de confiance dans la capacité de l’UE à tenir ses promesses, notamment face aux lenteurs bureaucratiques et à l’absence de résultats concrets. Les jeunes générations, bien que majoritairement pro-européennes selon les sondages, commencent elles aussi à douter de l’efficacité du processus. « À la surface, les gens disent soutenir l’UE, mais cette conviction reste fragile et souvent contredite par leur désillusion. »

La force des récits émotionnels et l’incapacité de l’UE à mobiliser les esprits

En Bosnie-Herzégovine, les récits émotionnels prennent souvent le pas sur les arguments rationnels en faveur de l’intégration européenne. Cela se traduit par une montée en puissance des discours favorables à des alternatives comme la Russie ou la Chine. « Beaucoup de Serbes, par exemple, préfèrent symboliquement la Russie ou même la Chine à l’UE. Pourtant, dans les faits, ils ne migrent pas vers ces pays, mais vers l’Allemagne ou l’Autriche. »

Ce paradoxe illustre l’importance des récits identitaires et historiques qui façonnent les perceptions. Même au sein de la diaspora bosnienne installée dans l’UE, certaines personnes restent critiques vis-à-vis de Bruxelles tout en bénéficiant directement de ses opportunités économiques. « Ces récits émotionnels sont alimentés par une vision idéalisée de ce que représente la Russie ou la Chine, mais ils masquent les véritables dépendances économiques et géopolitiques du pays envers l’Europe. »

L’Union européenne, de son côté, peine à expliquer son rôle et ses avantages. Une difficulté qui n’est pas propre aux Balkans, mais qui se matérialise au sein même des populations des pays membres. Ce manque de pédagogie alimente la perception d’une UE distante et inefficace. Cette déconnexion se reflète dans les résultats des élections, où des forces eurosceptiques ou nationalistes gagnent en influence. L’exemple de la Macédoine du Nord, où les partis pro-européens ont perdu face au VMRO-DPMNE, le parti nationaliste, après des années d’attente et d’efforts non récompensés, reste frappant : « Cette structure pro-UE a largement perdu les élections et a été remplacée par force euro-sceptique modérée parce que les gens sont fatigués. C’est aussi la faute de l’UE, qui a de gros problèmes pour s’exprimer et s’identifier.»

Un soutien fragile mais nécessaire

Malgré ces défis, l’intégration européenne reste, pour beaucoup, l’unique alternative viable. « Nous n’avons pas d’alternative rationnelle à l’Europe. Ni la Russie, ni la Chine ne peuvent offrir ce que l’UE nous apporte économiquement et socialement. » Cependant, l’UE doit réagir en renforçant sa communication et en simplifiant son approche vis-à-vis des Balkans. Des propositions comme l’ouverture simultanée de tous les chapitres de négociations pourraient accélérer le processus et redonner espoir à une population désabusée.

Les perceptions de l’Union européenne en Bosnie-Herzégovine oscillent entre pragmatisme économique et désillusion idéologique. Tandis que les récits alternatifs gagnent du terrain, l’UE doit impérativement trouver une manière de reconnecter avec les aspirations des citoyens bosniens, et des autres pays des Balkans Occidentaux pour préserver son influence dans la région et favoriser une intégration réussie.

Rôle du Haut Représentant et implications pour la stabilité régionale

Le Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine, figure clé des accords de paix de Dayton, reste une pièce maîtresse dans le fonctionnement du pays. Chargé de superviser l’application des accords et de garantir la stabilité politique, ce rôle est cependant de plus en plus controversé, tant sur le plan interne qu’international. Son mandat lui donne le pouvoir d’imposer des lois ou de révoquer des responsables politiques en cas de blocages institutionnels. Cependant, ce rôle, loin d’être neutre, suscite des critiques croissantes. « Nous aimerions tous voir le Haut Représentant partir, mais ce n’est pas possible à l’heure actuelle, et ce, même si certaines de ses décisions et la manière dont il agit ont créé des divisions et des débats parmi les alliés occidentaux présents au sein du PIC (Conseil de mise en œuvre de la paix). Ces divisions ne favorisent pas la consolidation des forces diplomatiques occidentales dans le pays et pourraient offrir davantage d’espace à l’influence de la Russie. Mais c’est une partie des accords de paix de Dayton, et ce n’est pas tombé du ciel. Tant que le pays reste stable, on ne parle plus de la guerre. »

Le Haut Représentant reste donc un acteur clé, notamment pour éviter de nouvelles tensions dans un système politique fragmenté. Cependant, sa légitimité est remise en cause par des décisions perçues comme partisanes ou autoritaires.

La question de la présence de la Russie

En tant que membre du Conseil de mise en œuvre de la paix (PIC), la Russie utilise son rôle pour accroître son influence en Bosnie-Herzégovine par l’intermédiaire de la Republika Srpska. « La Russie profite des divisions internes pour renforcer sa présence dans la région, principalement à travers la Serbie. »  Ces ingérences augmentent le risque de polarisation et de blocage institutionnel, mais pas seulement. En 2021 et 2022, le spectre de la guerre était prégnant parmi les bosniens. « C’est très irrationnel, mais l’atmosphère de la guerre est quelque chose qui peut se ressentir. En 2022, nous étions vraiment sur le fil du rasoir, avec une atmosphère presque pré-guerre. C’est très triste mais, ce qui a « sauvé » la Bosnie, c’est l’invasion de l’Ukraine, qui a poussé l’UE à se recentrer sur la région, et a stabilisé temporairement la situation. Mais il faut rester vigilant, principalement parce que l’ombre de la Russie plane à travers la Serbie. »

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Maxime Coulet

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