Moderniser le multilatéralisme : L’ONU entre inertie historique et révolutions technologiques

Moderniser le multilatéralisme : L’ONU entre inertie historique et révolutions technologiques
Le 6 juillet dernier, António Guterres, Secrétaire général des Nations Unies, intervenait lors du sommet des BRICS pour adresser une revendication récurrente mais toujours aussi sensible, une réforme en profondeur du multilatéralisme. À ses yeux, il ne s’agit pas d’un simple ajustement institutionnel, mais bien d’un impératif pour éviter la marginalisation des mécanismes multilatéraux dans un ordre international de plus en plus fragmenté. Alors que les Nations Unies peinent à faire entendre leur voix, l’équilibre entre les défis historiques comme la réforme du Conseil de sécurité et les enjeux émergents tels que l’intelligence artificielle, cybersécurité, etc. structure aujourd’hui le débat.
Un système multilatéral miné par un réalisme structurel
L’ONU incarne depuis 1945 l’utopie du multilatéralisme comme réponse à l’anarchie du système international. Pourtant, dès sa conception, cette organisation porte en elle les germes de son dysfonctionnement. Le Conseil de sécurité, censé être le gardien de la paix mondiale, illustre cette tension fon
Ce dispositif institutionnel est directement hérité de la configuration géopolitique de l’après-guerre. Il ne reflète plus la réalité contemporaine, où des puissances régionales majeures comme le Brésil, l’Inde ou l’Afrique du Sud revendiquent une place accrue. L’ancien Secrétaire général Kofi Annan avait déjà pointé l’asymétrie d’un Conseil « ni représentatif, ni légitime ». Pourtant, toutes les tentatives de réforme depuis 1993 notamment au sein du groupe G4 (Allemagne, Inde, Brésil, Japon) se sont heurtées à l’immobilisme des membres permanents.
Réformer le Conseil de sécurité : un serpent de mer diplomatique
La réforme du Conseil de sécurité cristallise les frustrations liées à l’architecture du multilatéralisme. Depuis plus de trois décennies, les propositions s’accumulent : élargissement du nombre de sièges permanents, suppression du veto, ou mécanismes de contrôle éthique de son usage. En 2005, l’initiative « Uniting for Consensus », soutenue par l’Italie, le Pakistan et l’Argentine, visait à bloquer la montée en puissance du G4, craignant une reproduction des inégalités dans une nouvelle configuration élargie.
Mais aucun compromis ne parvient à émerger. Les divergences d’intérêts entre les États africains sur leur représentation, entre les puissances nucléaires sur le veto et entre anciens colonisateurs et ex-colonisés paralysent l’ambition de réforme. Le veto pourtant reste une arme diplomatique à double tranchant, bien loin de l’idéal de stabilité promue par les Nations Unies. C’est un outil de protection des intérêts vitaux pour certains, instrument de blocage des processus de paix pour d’autres, comme en témoignent les récents vétos russes et américains sur les conflits en Ukraine et à Gaza.
Plus profondément, c’est la sacralisation du principe de souveraineté qui empêche toute avancée structurelle. Comme le rappelle le politologue Bertrand Badie, l’ONU repose sur un équilibre illusoire entre coopération et souverainisme, et c’est ce dernier qui, en période de tensions, finit toujours par l’emporter.
L’intelligence artificielle comme catalyseur ou menace pour la gouvernance mondiale ?
Si la réforme du Conseil de sécurité relève d’un enjeu structurel ancien, l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) bouleverse les paradigmes contemporains du multilatéralisme. Dans son discours au sommet des BRICS, António Guterres a souligné que l’IA « pourrait être un formidable levier de progrès ou une arme de destruction massive digitale ». La nouveauté, ici, n’est pas tant dans la technologie que dans la vitesse à laquelle elle reconfigure les relations internationales, le droit humanitaire, les économies et les conflits. L’IA en effet amène un vent de changement difficile à appréhender du fait de son évolution extrêmement rapide face à un organisme onusien qui peine à se réinventer.
En avril 2024, le rapport du Bureau des Nations Unies pour les technologies émergentes pointait le vide réglementaire entourant les usages civils et militaires de l’IA. Des initiatives comme le Global Digital Compact ou les travaux de l’Union internationale des télécommunications (UIT), dirigée par Doreen Bogdan-Martin, essaient de poser des bases de gouvernance. Cette dernière évoque un triple chantier : apprendre, gouverner, normer, autant d’étapes nécessaires à une régulation multilatérale de l’IA.
Mais là encore, les divergences sont fortes. La Chine et les États-Unis développent des IA d’État sur des bases normatives opposées. L’Union européenne avance sur le AI Act, mais peine à imposer ses standards au-delà de son espace économique. Et le Sud global reste souvent exclu des discussions, renforçant les asymétries technologiques et normatives.
Un système au bord de la fracture depuis des décennies
Le discours du Secrétaire général met en exergue une dualité frappante, d’un côté des défis anciens, presque institutionnalisés (réforme du Conseil de sécurité) et de l’autre, des menaces nouvelles encore en gestation (IA, changement climatique, cybersécurité). Mais dans les deux cas, un appel au dialogue, à la coopération, à l’inclusivité doit rester la seule démarche entreprise. Comme si le multilatéralisme, pour survivre, devait être réaffirmé dans sa nature même face à l’érosion de sa légitimité.
Pourtant, l’ennemi le plus insidieux ne réside peut-être pas dans l’immobilisme institutionnel ou dans les percées technologiques, mais dans l’isolationnisme rampant. L’attitude de nombreux États à privilégier leurs intérêts souverains, au détriment du consensus global, met en péril tout projet multilatéral. La récente sortie de plusieurs pays africains des institutions onusiennes en matière de droits de l’homme, ou encore la fragmentation du système commercial international, en sont les signes avant-coureurs.
Multilatéralisme ou polycentrisme anarchique ?
À l’heure où le monde semble basculer vers un ordre multipolaire instable, le multilatéralisme apparaît moins comme une utopie que comme une nécessité stratégique. Mais pour cela, il doit être réinventé, non seulement dans ses structures, mais aussi dans ses valeurs. Comme le résume Antonio Guterres « Nous devons passer d’un monde divisé à un monde connecté. »
Ce passage implique d’en finir avec les privilèges d’un autre temps, d’intégrer les voix du Sud global et de réguler les nouvelles frontières du pouvoir que sont les technologies numériques. Car si les Nations Unies échouent à se réformer, elles risquent non seulement de devenir obsolètes, mais aussi de perdre définitivement leur capacité à être le forum de dernier recours pour résoudre les crises systémiques de demain.
À propos de l'auteur
Nans AMAIL
Passionné par les relations internationales, la diplomatie multilatérale et la géopolitique, je m’intéresse particulièrement au rôle global des Nations Unies face aux enjeux sécuritaires contemporains. Au sein d’EURASIAPEACE, je travaille sur la thématique : « Les Nations Unies face aux menaces contemporaines et hybrides », en apportant une analyse critique sur l’évolution des formes de conflictualité et la capacité d’adaptation des institutions internationales.