Les Nations Unies face aux crimes sexuels en temps de guerre

Les Nations Unies face aux crimes sexuels en temps de guerre
Alors que la Journée internationale pour l’élimination de la violence sexuelle en temps de conflit a eu lieu il y a quelques jours, date choisie pour commémorer l’adoption décisive, le 19 juin 2008, de la résolution S/RES/1820(2008), dans laquelle le Conseil de sécurité a condamné l’utilisation de la violence sexuelle comme une arme de guerre pouvant faire obstacle à la consolidation de la paix. Il semble nécessaire de mettre en lumière ce fléau qui gangrène l’histoire de l’homme, l’utilisation des violences sexuelles comme arme de guerre. Face à des nations et groupes utilisant le viol comme tactique de terreur, quel est le rôle des Nations Unies pour faire face à cette atteinte aux droits et à la dignité humaine
L’utilisation des violences sexuelles comme arme de guerre, une pratique aussi vieille que les conflits eux-mêmes
Les violences sexuelles en contexte de guerre ne sont en rien une nouveauté contemporaine. Elles sont aussi anciennes que la guerre elle-même. Depuis l’Antiquité, les conquérants considéraient les femmes des territoires ennemis comme des trophées, des symboles de domination à prendre de force. Dans la Rome antique, l’enlèvement des Sabines par Romulus constitue un mythe fondateur de la cité, mais aussi l’illustration d’un viol collectif justifié par une prétendue nécessité p
L’historienne Michèle Battesti rappelle que dans les sociétés antiques et médiévales, le viol n’était pas interdit dans les codes de guerre : il était même considéré comme faisant partie du droit des vainqueurs. Les récits militaires, qu’ils proviennent de Salluste ou de Monstrelet, évoquent régulièrement les femmes violées pendant les prises de villes, dans un contexte d’impunité totale.
De la conquête au calcul stratégique, la transformation du viol en arme politique
C’est au cours du XXe siècle que le viol de guerre est passé d’un dommage collatéral à une tactique organisée. Durant les conflits en ex-Yougoslavie ou au Rwanda, les violences sexuelles ont été utilisées à des fins d’épuration ethnique, de nettoyage social et de terreur psychologique. Au Rwanda, environ 250 000 à 500 000 femmes ont été violées entre avril et juillet 1994. Dans les Balkans, des camps de viols ont été créés, notamment en Bosnie, où des femmes musulmanes étaient fécondées de force par des miliciens serbes dans une logique de « purification ethnique ». Les Nations Unies et la force déployée au sein de la FORPRONU ont d’ailleurs été vivement critiquées pour l’inaction et l’incapacité de ces derniers à empêcher les nettoyages ethniques ainsi que l’utilisation du viol comme arme de guerre.
Cette évolution correspond au développement de la guerre totale, où toutes les dimensions de la société sont mobilisées, et où les civils deviennent des cibles. Le viol devient alors un outil pour détruire symboliquement l’ennemi, briser le tissu social et humilier les communautés. L’objectif n’est plus seulement individuel, mais collectif.
Une stratégie toujours répandue, universelle, et silencieuse
Aujourd’hui encore, cette logique reste largement utilisée. En Ukraine, en RDC, au Soudan ou au Myanmar, des milliers de cas sont documentés chaque année, souvent sans poursuite. Le viol n’est plus un effet secondaire de la guerre, mais un instrument militaire. Il vise à briser l’ennemi non seulement par les armes, mais par l’humiliation profonde de sa population.
Malgré les conventions internationales, le viol de guerre reste une constante des conflits modernes, perpétuée par des États comme par des groupes non étatiques. Cette universalité, du Proche-Orient aux Grands Lacs africains, montre l’enracinement profond de cette violence dans les logiques de guerre et de pouvoir.
L’impact social dramatique et durable sur les victimes de viols en temps de guerre
Le viol de guerre laisse des séquelles bien au-delà de l’instant de la violence. Il s’agit d’un crime dont les victimes continuent de porter les stigmates physiques, psychologiques et sociaux pendant des décennies. Du point de vue médical, de nombreuses survivantes souffrent de traumatismes corporels sévères, de blessures gynécologiques, de handicaps ou de maladies sexuellement transmissibles, notamment le VIH. Ces conséquences sont encore plus dramatiques lorsque les systèmes de santé sont détruits par la guerre ou inaccessibles.
Mais la violence sexuelle en contexte de conflit ne se limite pas au corps. Elle est aussi un traumatisme psychologique, comme le souligne le Dr Mukwege, gynécologue congolais et Prix Nobel de la paix « Le viol est une arme plus destructrice que la bombe, car elle détruit ce qu’il y a de plus intime dans l’être humain : sa dignité ».
Les troubles de stress post-traumatique, les tentatives de suicide et les épisodes dépressifs sévères sont fréquents. Un rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’homme sur les femmes victimes de viols au Soudan souligne que nombre d’entre elles subissent également des grossesses non désirées, dans un cadre de viols collectifs et répétés. Les victimes se multiplient et sont presque uniquement des femmes ou des filles mineures, les agressions sont également souvent perpétrées par les soldats sur place, notamment les Forces de Soutien Rapide (RSF). Le rapport du HCDH alimente quotidiennement des preuves de violation des droits humains, souvent sur des femmes.
Isolement, honte et fracture communautaire
L’un des aspects les plus destructeurs du viol en temps de guerre est la stigmatisation sociale. Dans de nombreuses sociétés patriarcales, les femmes sont perçues comme « souillées », tenues pour responsables de leur propre agression. Elles sont parfois rejetées par leurs familles, divorcées ou expulsées de leur village. Ce rejet aggrave leur isolement et les expose à la précarité, à l’exploitation et à d’autres violences.
Le Secrétaire général de l’ONU a ainsi déclaré : « Le traumatisme, la honte et la stigmatisation sont vécus par les victimes, et non par les auteurs, et se répercutent sur plusieurs générations. » Appuyant le fait que le véritable enjeu se trouve dans la gestion des victimes ainsi que la manière dont elles sont perçues par la société qui, au lieu de les soutenir, fait l’effet d’une double peine.
Dans certains cas, comme au nord de la RDC ou en Centrafrique, les femmes enceintes après un viol sont contraintes d’accoucher en cachette ou de fuir dans des camps de déplacés, aggravant leur insécurité. Le rejet ne concerne pas seulement la femme. Les enfants nés de viol de guerre sont eux aussi marginalisés, parfois considérés comme des ennemis ou des porteurs de honte communautaire.
Un effet systémique sur des communautés fracturées, la paix compromise
Les violences sexuelles déchirent le tissu social. En tant qu’arme de guerre, le viol est conçu pour fracturer les liens familiaux, faire fuir les populations, et décourager la reconstruction. Dans un rapport de 2023, le Conseil de sécurité des Nations Unies soulignait que les violences sexuelles avaient des conséquences géopolitiques claires; elles alimentent la prolongation des conflits, entretiennent les cycles de vengeance et compromettent les processus de paix. La résolution 2467 exprime aussi le manque inquiétant des femmes dans les processus de paix et les organes politiques. Pourtant, elles représentent une partie indispensable de la population tant en nombre qu’en pertinence. L’effacement systématique des femmes que ce soit dans la mise en lumière des crimes qu’elles subissent ou de leur participation dans la reconstruction des nations en guerre est flagrant.
L’ONU a également identifié un lien direct entre les violences sexuelles et la dégradation économique durable des sociétés post-conflit. Les victimes, souvent privées d’accès à l’emploi ou à l’éducation, ne peuvent contribuer au redressement local. En Haïti, par exemple, les violences sexuelles commises par des membres de la MINUSTAH ont eu un effet durable sur la défiance des populations envers les institutions internationales et sur la cohésion sociale.
Les Nations Unies face à ce fléau : Une réponse normative pionnière
Depuis les années 2000, l’ONU a progressivement construit un corpus normatif de référence autour de la problématique des violences sexuelles en contexte de conflit. Ce cadre débute avec la résolution 1325 du Conseil de sécurité, qui pose les bases de l’agenda « Femmes, Paix et Sécurité » et reconnaît officiellement que les femmes sont touchées de manière spécifique par les conflits armés, y compris à travers les violences sexuelles.
Ce socle s’est renforcé avec plusieurs résolutions spécifiques telles que la résolution 1820 en 2008 qui reconnaît que le viol peut constituer un crime de guerre ou contre l’humanité, la résolution 1888 en 2009 ou encore la résolution 2467 en 2019 instituant la fonction de Représentant spécial sur les violences sexuelles en conflit, et l’appel à la création de mécanismes de justice centrés sur les survivantes ainsi que le financement de leur réhabilitation post-traumatique.
Le 19 avril 2024, les Nations Unies ont recensé une augmentation de 50 % des violences sexuelles par rapport à l’année précédente. 95 % des victimes sont des femmes, et près d’un tiers sont des enfants. Le rapport insiste sur la gravité du phénomène, notamment dans les contextes du Soudan, de la RDC, de l’Ukraine et d’Haïti.
Des dispositifs de terrain insuffisamment coordonnés
Sur le terrain, l’ONU tente de déployer une stratégie à plusieurs niveaux : prévention, soutien aux survivantes, mécanismes de justice, et réforme de ses propres pratiques internes. Parmi les initiatives emblématiques, figure le partenariat avec l’hôpital Panzi du Dr Mukwege, en République démocratique du Congo. Ce modèle, soutenu en particulier par le HCDH, intègre des soins médicaux, un soutien psychologique, un soutien juridique et une réinsertion économique.
Des centres mobiles de santé ont également été déployés dans des zones de conflit comme le Sud-Kivu, la République centrafricaine ou le Tigré, avec l’appui du FNUAP et d’ONU Femmes. La formation de troupes de maintien de la paix aux normes contre les violences sexuelles est également devenue obligatoire dans les opérations onusiennes depuis 2010. Ces actions ont permis des avancées ponctuelles avec un meilleur accès à la santé, une documentation des violences, et la montée en compétence des acteurs locaux.
Cependant, plusieurs évaluations récentes montrent que ces dispositifs demeurent fragmentés, peu pérennes et mal coordonnés. Un rapport du Dialogue on International Peace and Security Initiatives (ICDI) souligne que l’aide aux survivantes dépend encore largement des ONG locales, avec peu de soutien structurel ou financier de la part de l’ONU. Une aide qui ne peut évoluer à la hausse pour les prochaines années à venir, en grande partie due à l’absence du financement américain par le biais de l’USAID. Cette coupure budgétaire met en péril de nombreux programmes ainsi que des millions de vie.
Une crise de légitimité et de redevabilité dans le système onusien
L’un des plus grands paradoxes réside dans le fait que l’ONU a été directement impliquée dans des violences sexuelles dans plusieurs contextes. En 2024, plus de 100 allégations ont été recensées à l’encontre de personnels onusiens dans des missions comme la MONUSCO (RDC) et la MINUSCA (RCA), touchant 125 victimes, dont 27 enfants.
L’exemple de la MINUSTAH en Haïti décrit précédemment reste emblématique de ce problème. De nombreux cas de viols, de grossesses forcées et d’abandon d’enfants par des Casques bleus ont été documentés. Malgré des engagements politiques comme la politique de tolérance zéro, mise en place dès 2003 et réaffirmée depuis, les mécanismes de sanction demeurent inopérants ou confiés aux États contributeurs, ce qui conduit souvent à l’impunité. Les critiques formulées par des chercheurs comme Dr Sabrina Karim ou par la GSDRC convergent : le système de gestion des abus repose sur une culture de silence, sur l’opacité institutionnelle, et sur une architecture juridique insuffisante pour poursuivre efficacement les auteurs.
Les violences sexuelles en temps de guerre ont pris un virage dangereux depuis l’avènement des nouveaux conflits. Il semblait juste de penser que l’absence de règle de guerre face à des groupes non étatiques (DAESH, Al Qaida, …) était la cause de la hausse des crimes sexuels. Néanmoins, la guerre en Ukraine prouve que, malgré la prétendue professionnalisation des armées par les États, le viol reste un outil comme un autre pour arriver à ses fins. Les Nations Unies sont critiquables dans bien des domaines et peuvent toujours mieux faire, néanmoins il n’existe pas meilleur pilier sur la scène internationale que l’ONU pour défendre les droits des femmes, trop souvent bafouées.
À propos de l'auteur
Nans AMAIL
Passionné par les relations internationales, la diplomatie multilatérale et la géopolitique, je m’intéresse particulièrement au rôle global des Nations Unies face aux enjeux sécuritaires contemporains. Au sein d’EURASIAPEACE, je travaille sur la thématique : « Les Nations Unies face aux menaces contemporaines et hybrides », en apportant une analyse critique sur l’évolution des formes de conflictualité et la capacité d’adaptation des institutions internationales.