Chine
Soft power

La Chine et la redéfinition du soft power académique

Publié le 02/06/2025
7 min de lecture
Par Noah VIDON
Asie de l'est

En quelques semaines, Harvard est devenue l’épicentre de l’offensive idéologique lancée par la Maison Blanche. Une réponse sécuritaire qui se double d’un bras de fer ouvert avec l’université, accusée d’antisémitisme présumé, de dérive “woke”, et de compromission supposées avec le Parti communiste chinois. Le 28 mai 2025, Donald Trump a ordonné la suspension immédiate du traitement des nouveaux visas étudiants étrangers, dans le cadre d’un durcissement des procédures de contrôle. 

Sempiternel symptôme de la confrontation sino-américaine : conflit idéologique 

Le chef de l’exécutif a assumé une ligne politique. A l’occasion de la conférence conservatrice CPAC le 15 avril et d’une interview sur Fox News, il a qualifié l’université Harvard de “foutoir progressiste” et de “menace pour la démocratie”. Au-delà de ces propos incisifs, c’est une vision idéologique claire qu’il entend défendre: réorienter le système éducatif américain vers des valeurs conservatrices, en rupture avec le progressisme prétendument dévoyé des élites universitaires. Moins de diplômes en études de genre, plus de compétences techniques, moins de voix LGBT+, ou encore plus de manuels à l’effigie de la patrie: un réajustement idéologique profond de l’enseignement supérieur américain, qui vise à remodeler les contours intellectuels et culturels de la prochaine génération. Dans cette entreprise offensive, la Chine devient un point d’articulation majeur. Il

accuse l’administration d’Alan Garber, président de Harvard, non seulement de tolérer des positions “radicales” et de promouvoir une idéologie progressiste incompatible avec “les vraies valeurs américaines”, mais également de servir les intérêts stratégiques de Pékin. En outre, il impute à l’institution le rôle de cheval de Troie de la Chine, et fonde ces accusations sur des soupçons de transferts technologiques à travers des partenariats de recherche. En effet, sur les 290 000 étudiants chinois inscrits dans les universités américaines, Harvard en accueille plusieurs milliers chaque année. Les liens ambigus que Donald Trump attribue à certains doctorants étrangers avec des institutions liées à l’Armée populaire de libération suscitent, de facto, de vives inquiétudes au sein du gouvernement américain sur le plan de la sécurité nationale. Cette démarche s’inscrit dans un affrontement plus large entre l’administration Trump, les universités d’élites américaines, perçues comme des bastion d’une pensée progressiste jugée contraire à la ligne politique nationaliste, et l’influence de la Chine.  Le 22 mai, la ministre de la Sécurité intérieure, Kristi Noem, annonçait la révocation du programme SEVIS autorisant Harvard à accueillir des étudiants internationaux : si la mesure venait à être confirmée, c’est près de 6700 étudiants, soit 27% de l’effectif, qui seraient menacés d’expulsion ou contraints à l’exil académique. Bien qu’un juge fédéral ait suspendu temporairement cette décision, un ultimatum de 72 heures a été imposé à l’université pour livrer des informations sur de potentielles “activitées illégales” d’étudiants étrangers. 

Le soupçon porte notamment sur des actes d’espionnage académique, de transferts technologiques non déclarés et de liens présumés avec le PCC. Une toile de fond qui révèle en réalité la confrontation sino-américaine sur le terrain de la recherche, fragilise le modèle académique du pays et ouvre la voie à une reconfiguration mondiale de la mobilité étudiante. Dès lors, le gouvernement américain redouterait que la Chine n’exploite l’ouverture académique pour accéder à des innovations sensibles à l’instar des domaines de l’IA, des biotechnologies ou des systèmes de défense. 

Stratégie d’attractivité universitaire dans un contexte de redistribution globale des flux de talents 

Pour la Chine qui voit depuis des années ses meilleurs étudiants rejoindre Harvard, cette rupture dénote et illustre un nouveau symptôme de la scission diplomatique entre les 2 puissances. En réponse à la suspension des visas étudiants étrangers, la secrétaire à l’Éducation de Hong Kong, Christine Choi, a déclaré dans un communiqué du 23 mai: “pour les étudiants internationaux affectés par la politique d’admission des universités américaines, le Bureau de l’éducation a mobilisé toutes les universités hongkongaises afin de mettre en place des mesures de facilitation adaptées aux profils éligibles.” Elle a précisé la volonté de la région administrative spéciale d’accueillir des étudiants exceptionnels venus du monde entier.  Pékin, par la voix de son Ministère des Affaires étrangères a dénoncé une démarche “discriminatoire, illégale et préjudiciable à l’image des États-Unis”. Au-delà d’une simple mesure administrative, cette annonce reflète une ambition plus large: celle de faire de la Chine un acteur central dans la gouvernance mondiale du savoir. Derrière la rhétorique se meut donc la volonté de saisir le désengagement académique américain pour renforcer la souveraineté intellectuelle de la Chine tout en captant les talents rejetés par l’Occident. Désormais, l’attractivité ne se limite plus à la Silicon Valley: la “Beijing Brain Belt”, cet écosystème reliant universités, startups et laboratoires publics, s’impose progressivement comme un pôle majeur de recherche et d’innovation. 

Vers une désoccidentalisation du soft power académique 

Ce qui semble être une querelle domestique, entre Harvard et la Maison-Blanche, s’avère en réalité être une nouvelle fenêtre d’opportunité pour le régime chinois. L’affaiblissement du soft power académique américain mené en guerre contre la culture d’extrême gauche ainsi que les effets collatéraux de cette croisade idéologique, a fragilisé l’une des plus puissantes armes d’influence : le savoir. 

La Chine, en particulier, semble bénéficier de cette conjoncture. Depuis le début des années 2000, Pékin s’emploie à réduire sa dépendance aux institutions occidentales dans la formation de ses élites scientifiques. Consciente de l’ampleur de l’expatriation étudiante, elle a progressivement déployé des dispositifs visant à retenir ou rapatrier ses talents. Des politiques comme le Plan Mille Talents (2008), mais aussi le Programme des Talents innovants offrent des conditions attractives de financement et d’incitations fiscales, ou encore d’accès facilité au logement. Parallèlement, l’Etat a considérablement accru ses investissements dans l’enseignement supérieur, doublant le budget entre 2015 et 2023 pour atteindre près de 800 milliards de yuan. Dans cette dynamique, le lancement du programme Double First-Class a pour visée, de faire émerger d’ici 2030 une quarantaine d’universités capables de rivaliser avec les meilleures institutions mondiales. 

Dans le contexte actuel, ces efforts prennent un nouveau relief : la Chine tend la main. Dans un monde où la bataille des idées se joue aussi sur les bancs des amphithéâtres, Pékin use de cette opportunité pour renforcer sa propre formule alternative à l’influence académique mondiale. Les universités locales se sont mobilisées pour absorber le flux des étudiants, désorientés par la fermeture américaine: la fuite des cerveaux pourrait désormais donc suivre de nouvelles routes, comme Singapour, Tokyo, Hong Kong. Des pôles asiatiques en pleine ascension, qui conjuguent savoir technoscientifique, innovation et ambition pour s’engouffrer là où le repli américain crée un vide.

À propos de l'auteur

Noah VIDON

Noah VIDON

Diplômé en Relations Internationales et Sciences-politiques, Noah nourrit une passion ardente pour l’analyse géopolitique et la prospective stratégique. Sa fascination pour l’Asie, creuset de cultures et acteur clé de l’échiquier mondial, aiguise son ambition. Fort d’un regard multiculturel, il aspire à servir une action publique innovante, au cœur des politiques étrangères de demain.

Auteur vérifié

Articles à lire dans cette rubrique

Chine
Défense
+ 1
il y a 3 mois
En savoir plus
Chine
Défense
+ 1
il y a 3 mois
En savoir plus

Newsletter

Recevez nos analyses géopolitiques directement dans votre boîte mail

Pas de spam, désabonnement en un clic