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Crimes contre les journalistes, la difficile réalité du conflit à Gaza

Publié le 01/09/2025
9 min de lecture
Par Nans AMAIL
Monde

Les Nations Unies et les institutions internationales face aux crimes contre les journalistes à Gaza

Depuis le 7 octobre 2023, le conflit à Gaza a fait basculer la sécurité des journalistes dans une zone de risque extrême. Les principales organisations professionnelles telles que l’IFJ et RSF constatent une surmortalité inédite des professionnels des médias, avec un poids déterminant des frappes israéliennes dans la bande de Gaza. En parallèle, plusieurs organes des Nations Unies ont multiplié condamnations et appels à des enquêtes indépendantes, soulignant l’exigence de respecter le principe “d’accountability” inscrite dans le droit international humanitaire.

Le résultat affligeant des données des organismes de défense des reporters

Avant Gaza, la tendance 2022 montrait déjà un palier élevé. L’IFJ a recensé 68 journalistes et personnels des médias tués en 2022 (toutes causes confondues, monde entier). RSF, avec une méthodologie plus restrictive (focus sur les journalistes tués « en lien avec leur travai

l »), avait publié un total légèrement différent. Malgré des écarts dû à la différence de calcul et de prise en compte des journalistes en mission ou des personnels qui soutiennent les journalistes, les chiffres restent alarmant et s’aggrave dès l’année suivante.

La rupture s’opère en 2023. Dans son rapport annuel, l’IFJ fait état de 129 journalistes et travailleurs des médias tués sur l’année, soit +84 % par rapport à 2022 ; 72 % des décès de 2023 se concentrent au Proche-Orient et en Afrique du Nord, en lien direct avec la guerre à Gaza. RSF, de son côté, montre la même dynamique de surmortalité et identifie la Palestine comme « le pays le plus dangereux » pour les journalistes en 2023, avec une concentration sans précédent des décès dans l’enclave. Le diagnostic convergent est la singularité létale du théâtre gazaoui.

En 2024, la guerre à Gaza pèse très lourd. Le rapport de l’IFJ 2024 recense 122 tués dans le monde dans son bilan de fin d’année, dont une part majoritaire liée à Gaza. RSF 2024 dénombre 54 journalistes tués « dans l’exercice de leurs fonctions » ; là encore, la Palestine arrive en tête des pays les plus meurtriers. Cette hyper-concentration du risque à Gaza, reconnue par les deux organisations, démontre un tournant dans la manière dont les guerres modernes sont gérées par les nations belligérantes. En effet, si l’on considère Tsahal comme largement supérieur en terme de puissance de feu et d’organisation face au Hamas, alors il est difficile d’imaginer que le nombre important de décès des professionnels essayant de couvrir le conflit ne soit pas en partie intentionnelle.

Les données de l’année 2025 ne sont évidemment pas fixées. En revanche, les pages situationnelles sont édifiantes. L’IFJ estime qu’au moins 226 journalistes et travailleurs des médias ont été tués depuis le début de la guerre à Gaza si l’on cumule les années 2023 et 2025. De son côté, RSF souligne que près de 200 journalistes ont été tués sur les 18 premiers mois du conflit, et qu’au moins 42 auraient été probablement tués en raison de leur travail. Ces ordres de grandeur, même s’ils diffèrent dans le détail, confirment l’exceptionnalité létale de ce théâtre. Jamais, en temps récent, un seul conflit n’a tué autant de journalistes et personnels médias en si peu de temps.

Le cadre juridique mis en place par les institutions onusiennes

Le cadre de référence demeure la résolution 2222 du Conseil de sécurité, adoptée en 2015, qui réaffirme la protection des journalistes en situation de conflit armé et condamne explicitement les attaques à leur encontre, en rappelant les obligations découlant du droit international humanitaire. Ce texte constitue un socle régulièrement invoqué par l’UNESCO, chef de file des Nations Unies en matière de sécurité des journalistes.

Depuis octobre 2023, les organes onusiens ont multiplié les condamnations et les appels à la conduite d’enquêtes impartiales sur les morts de journalistes à Gaza. Ainsi, le 1ᵉʳ février 2024, des experts mandatés par l’ONU ont publiquement dénoncé « le meurtre et la mise au silence des journalistes » dans la bande de Gaza, soulignant la nécessité d’investigations crédibles et de mécanismes de redevabilité pour les attaques imputées aux forces israéliennes. Cette déclaration, émanant du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, a marqué une première étape dans la reconnaissance institutionnelle de la gravité des faits.

Le 31 juillet 2025, la Rapporteuse spéciale sur la liberté d’expression a, à son tour, alerté sur les menaces et campagnes de dénigrement visant des correspondants gazaouis. Elle a établi un lien direct entre ces pratiques de stigmatisation et l’accroissement du risque létal, insistant sur la nécessité de protéger l’intégrité physique et morale des journalistes.
Quelques jours plus tard, dans la nuit du 10 au 11 août 2025, une frappe près de l’hôpital Al-Shifa a coûté la vie à quatre journalistes d’Al Jazeera. Plusieurs experts onusiens y ont vu une tentative manifeste de réduire au silence la couverture indépendante du conflit, et ont réitéré leur appel à la mise en place d’enquêtes indépendantes et transparentes. L’UNESCO a condamné le ciblage de ce groupe de journalistes, rappelant à nouveau la portée contraignante de la résolution 2222.

Au-delà de ces prises de position, l’UNESCO poursuit un travail de documentation systématique des décès via son Observatoire des journalistes tués. L’organisation a annoncé un soutien d’urgence, incluant une assistance psycho-sociale et la fourniture d’équipements, à destination des reporters gazaouis. Dans chacune de ses interventions, elle appelle également à mettre un terme à l’impunité qui entoure ces attaques, soulignant que la protection effective des journalistes constitue un impératif de droit international et un indicateur clé de l’état de la liberté de la presse dans les zones de conflit.

Focus Gaza : Une impunité dénoncée

Sur le lien de causalité : les organisations professionnelles attribuent la quasi-totalité des morts de journalistes à Gaza à des frappes israéliennes. L’IFJ tient à jour une page « War in Gaza » qui recense les victimes par nom et circonstance, et documente des séries d’attaques contre des équipes identifiables comme « Presse » (gilets, véhicules marqués), y compris en dehors d’opérations de combat immédiates. RSF, de son côté, a constitué des dossiers factuels cas par cas.

Sur la question de l’intention et de l’impunité, RSF a saisi à quatre reprises la Cour pénale internationale (CPI) en 2023–2024 puis 2025, en déposant des plaintes pour crimes de guerre contre des journalistes, visant des frappes attribuées aux FDI/Tsahal. Dans ces plaintes, RSF soutient disposer de motifs raisonnables de penser que certains journalistes ont été délibérément visés en raison de leur travail. RSF a aussi demandé à la CPI de reconnaître la qualité de victimes aux journalistes palestiniens dans la procédure en cours sur la situation en Palestine. Ces démarches judiciaires matérialisent, sur le plan international, l’argument d’impunité persistante.

Du côté onusien, les experts de l’ONU et UNESCO insistent sur la nécessité d’enquêtes indépendantes et sur le respect des garanties prévues par le DIH ; les textes publiés après des frappes mortelles récentes (août 2025) témoignent d’une condamnation explicite et réitérée. Tant que ces enquêtes indépendantes et effectives n’aboutissent pas (et que les responsabilités ne sont pas judiciairement établies), les organisations et agences parlent d’impunité de fait.

Normalisation du risque, trois mécanismes observables

Le premier facteur identifié réside dans la saturation locale et l’absence d’accès international. L’interdiction quasi générale faite à la presse étrangère d’entrer à Gaza, hormis dans le cadre de visites encadrées par l’armée israélienne, a transféré l’intégralité de la charge de l’information sur les journalistes locaux. Ces derniers travaillent souvent à découvert, sans équipements de protection ni pièces sécurisées, dans des conditions de vie dégradées, parfois déplacés et souffrant de pénuries alimentaires. Cette configuration accroît mécaniquement leur exposition aux risques et contribue à l’érosion des standards de sécurité professionnels.

Le second mécanisme observé concerne la stigmatisation des journalistes. Des accusations publiques, non étayées par des preuves vérifiables, les associent à des groupes armés ou à des activités de propagande. Ce type de discours a un effet permissif, abaissant le seuil d’emploi de la force contre des personnes qui bénéficient pourtant d’une protection claire au titre du droit international humanitaire. Les Nations Unies ont, à travers plusieurs communiqués, identifié ces campagnes de dénigrement comme un facteur direct d’augmentation du risque létal.

Enfin, la faible probabilité d’enquêtes pénales effectives entretient un sentiment d’impunité. Les affaires emblématiques, y compris celles que RSF a portées devant la Cour pénale internationale, illustrent cette difficulté. Malgré la multiplication des condamnations et appels onusiens, aucune procédure judiciaire n’a, à ce jour, abouti à l’établissement clair de responsabilités. Dans ce contexte, les attaques se poursuivent et la létalité demeure élevée tout au long de la période 2024–2025, renforçant l’idée que l’absence de sanction alimente la répétition des violences contre la presse.

À propos de l'auteur

Nans AMAIL

Nans AMAIL

Passionné par les relations internationales, la diplomatie multilatérale et la géopolitique, je m’intéresse particulièrement au rôle global des Nations Unies face aux enjeux sécuritaires contemporains. Au sein d’EURASIAPEACE, je travaille sur la thématique : « Les Nations Unies face aux menaces contemporaines et hybrides », en apportant une analyse critique sur l’évolution des formes de conflictualité et la capacité d’adaptation des institutions internationales.

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