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L’évolution du concept d’oligarque dans la Russie post-soviétique

Publié le 15/05/2023
16 min de lecture
Par Corentin Delon
Société, Art et Culture

«J’ai commencé ma carrière à un moment particulier dans l’histoire. Le pays dans lequel j’étais né et où j’avais grandi avait disparu, mais ce nouveau pays n’était pas encore tout à fait créé. Le premier m’a donné une excellente éducation, et le second m’a donné l’opportunité de réussir»[1].

Cette déclaration de l’oligarque Oleg Deripaska lors d’une interview donnée au journal Bloomberg est la plus originale et élégante des introductions pour notre sujet. 

En effet, cet article est un petit échantillon d’un travail de recherche beaucoup plus conséquent. Nous allons ici aborder l’évolution du concept d’oligarque dans le contexte socio-culturel russe de l’après URSS. Le cadre chronologique le plus cohérent pour notre recherche est la période 1990’-2014. 

L’axe de recherche se concentre sur l’origine puis l’accélération du processus de capture de l’État lors des enchères «prêts contre actions» (zalogovye). Nous abordons également le supposé «accord šaščlyk» dit «accord de distanciation réciproque» introduit par Vladimir Poutine dans les années 2000 qui affirme «l’État prédateur» afin d’aboutir à une analyse historico-politique cohérente du contexte russe.

Notre cheval de bataille est donc d’expliquer concrètement qui sont les oligarques, d’où viennent-ils, comment ont-ils construit puis structuré leurs puissances, et enfin comment ont-ils pris le virage du 21e siècle (synonyme en Russie d’affirmation de la figure forte de Vladimir Poutine et de l’État prédateur).

t-align: justify;">L’oligarque ou du moins celui qui sera amené à être appelé ainsi bien des années plus tard émerge d’un contexte singulier. L’émergence de l’oligarque dans notre contexte est donc le résultat d’un «appel d’air» décrit avec justesse par le journaliste Andrey Kinyakin «la libération de l’économie intervenue sous la forme de privatisations massives sous Boris Eltsine a eu pour conséquence l’émergence et l’établissement d’une élite économique russe : l’Oligarchie»[2].

Une fois au pouvoir, le président Boris Eltsine enclenche un processus progressif de privatisation de l’économie russe. Il est à ce moment-là question de démembrer l’ancien géant soviétique afin de libéraliser l’économie et pouvoir rentrer de plein pied dans une économie de marché. La libéralisation coûte très cher, ajoutés aux crédits octroyés par la banque centrale, l’inflation du pays est supérieure à 100% par an. Néanmoins, pendant cette période, le gouvernement garde le cap de la privatisation. Dès 1992, l’État cède les petits commerces ainsi que les entreprises de taille moyenne dans un processus de privatisation de masse afin d’éviter que ces derniers ne se retrouvent dans les mains d’investisseurs étrangers pour des prix dérisoires.

Ces stratégies économiques mises en place par le gouvernement ont rapidement fait sortir du bois des individualités fortes qui anticipent la formidable opportunité que représente la privatisation de l’économie russe afin de capter une partie du pouvoir étatique.

D’une volonté d’acquérir une sécurité financière à bas prix par l’opportunité des privatisations, les futurs oligarques réalisent peu à peu une réelle capture économique de l’Etat. L’affirmation de ce processus de capture «intervint entre 1993 et 1995, lors d’enchères baptisées “prêts contre actions”. Organisées dans le cadre du programme de privatisation, elles étaient également destinées à combler les déficits du budget fédéral»[3]. Ces enchères «zalogovye» (qui prennent la suite des privatisations de masses) visaient à mettre en gage les grosses entreprises contre des fonds permettant d’équilibrer l’économie nationale le temps que celui-ci puisse se restructurer et rembourser ses emprunts, afin de récupérer ses entreprises. Nous pouvons pour illustrer notre propos, prendre l’exemple concret d’Oleg Deripaska.

Comme nous l’illustre Cédric Durand dans son étude de cas sur la métallurgie russe «les privatisations se sont déroulées selon des modalités qui ont entraîné une expropriation massive de la population et offert à certains acteurs d’acquérir des titres de propriété à moindre coût {et} crée les conditions du développement de pratiques prédatrices conduisant à la constitution de colossales fortunes privées»[4]. Nous pouvons, pour mettre en perspective ce propos, noter qu’en 2002, Oleg Deripaska contrôlait à travers sa société Russkij Aliuminij, environ 70% de la production d’aluminium russe.

A la fin des enchères «prêts contre actions», la capture de l’Etat (du moins sur le plan économique) est indéniable. C’est par la volonté des politiciens réformateurs de rendre les mesures irréversibles et éviter un retour au modèle soviétique que la vitesse des réformes, notamment des privatisations, a primé sur leurs qualités. L’un des exemples les plus marquants des individualités qui ont su utiliser l’opportunité de la privatisation de l’Etat pour s’affirmer en tant que ce que l’on appelle aujourd’hui «oligarque» est Mikhaïl Khodorkovski. Ce dernier est l’illustration même des individus qui, au lendemain du soviétisme, ont su utiliser leurs compétences et leurs intelligences pour saisir les opportunités offertes par la situation, pour non seulement créer une fortune financière mais aussi s’imposer comme une réelle force politique.

Dans son travail sur les oligarques et le pouvoir, Natalie Nougayrède réaffirme que «Mikhaïl Khodorkovski a été l’un des grands bénéficiaires, en 1995, des privatisations dites prêts contre actions, grâce auxquelles de larges pans de l’industrie russe sont passés aux mains d’une poignée de banquiers prêts à financer, en échange, la campagne de réélection de Boris Eltsine»[5].

La réélection de Boris Eltsine à la tête de la fédération de Russie est actée le 3 juillet 1996. Malgré les 3% d’opinions favorables lors de sa candidature, le président sortant est réélu à 53,8% face au candidat communiste Guennadi Ziouganov. Cette surprise électorale est le résultat de tractations avec la nouvelle caste économique de Russie: les oligarques. Ces derniers soutiennent Boris Eltsine en 1996 à la suite de ce que l’on appelle l’accord de Davos, durant lequel les principaux acteurs économiques nés des privatisations s’accordent sur l’intérêt de garder au pouvoir un président «manipulable» et éviter un retour du communisme.

L’appui des oligarques à la candidature de Boris Eltsine s’est illustré par une aide financière certes, mais surtout par un soutien d’influences dû à la privatisation des médias d’Etat.

Nous pouvons, pour mettre en perspective cet élément, nommer l’oligarque Boris Berezovsky, qui en tant que propriétaire de la principale chaîne de télévision de Russie ORT (actuelle Pervy Kanal) depuis 1994 ou du journal Nezavissimaïa Gazeta depuis 1995 a pu mettre en place une campagne médiatique de premier ordre pour le candidat. A la suite de cette réélection, la capture de l’Etat russe est désormais indiscutable. L’appui des oligarques a un prix pour Boris Eltsine : celui de la perte définitive des entreprises mises en gage pour relancer l’économie, ainsi que l’intrusion de cette caste dans la sphère politique décisionnaire. Boris Berezovsky, affirmait le 1er novembre 1996 au Financial Times que lui et six autres financiers contrôlaient 50% de l’économie russe et avaient permis la réélection de Boris Eltsine. La période post-réélection est donc celle de l’affirmation d’un capitalisme oligarchique débridé, personnifié par quelques individualités, qui s’illustrent désormais comme membres du «clan Eltsine» et décideurs indiscutables des grandes lignes de la politique russe. 

L’apogée du phénomène oligarchique arrive à la fin des années 90 avec comme explication structurelle une lacune flagrante du droit des affaires dans la Russie Post-Soviétique surnommée à ce moment-là le «Far-Est». 

Cet état de fait ne change qu’avec le changement de gouvernement qui intervient à l’aube du XXIe siècle. Soutenu par Eltsine, Vladimir Poutine est officiellement élu président de la fédération de Russie le 26 mars 2000 dès le premier tour de l’élection présidentielle anticipée. «Soucieux d’asseoir un pouvoir qu’il a reçu en héritage {…}, Vladimir Poutine s’est engagé à réduire le poids politique des grands patrons de l’économie. Il pressentait dès le début {…}, à quel point les oligarques pouvaient représenter un danger pour lui»[6]. Pour le nouveau président, les règles du jeu établies sous Eltsine doivent être bousculées. Il faut mettre fin à la «capture de l’Etat» et changer le système de relation entre le pouvoir public et les oligarques. La crise économique de 1998 a affaibli l’oligarchie et percé la carapace de cette élite avec laquelle le président devait traiter. Vladimir Poutine enclenche donc une série de mesures pour encadrer les oligarques. La plus retentissante et paradoxalement la moins documentée est l’accord sascly dit de «distanciation réciproque» intervenu au début des années 2000. Pour les oligarques les choses sont dites : le nouveau président n’entend pas discuter leurs actifs économiques mais ils ne peuvent plus interférer avec la sphère politique. 

Malgré cet accord qui illustre une fragilisation de la domination des oligarques sur le Kremlin, plusieurs figures de l’ancien cercle eltsinien réussissent la transition entre les deux modèles et s’adaptent aux nouveaux facteurs socio-politiques. 

Nous pouvons par exemple approfondir le cas de Roman Abramovitch qui, contrairement à son mentor Boris Berezovsky, a su passer le cap du nouveau gouvernement en montrant patte blanche. Cet épisode passionnant que représente la structuration du pouvoir de Poutine est illustré dans un article du Point : «pour Abramovitch et tous les oligarques, la fin de la récréation est sifflée en 2000. Eltsine laisse alors la présidence à un ancien patron du KGB devenu son Premier ministre l’année précédente : Vladimir Poutine. Et tout change. Goussinski, ancien magnat des médias, est poussé à l’exil après un séjour en prison. Peu de temps après, Berezovski, son associé dans Sibneft, sombre lui aussi, pour avoir refusé de céder à Poutine sa chaîne de télévision, ORT. Abramovitch n’est pas inquiété : lui et Poutine se comprennent, raconte un proche. Ils sont tous deux orphelins, ont eu une enfance difficile. Et ils sont chacun numéro un dans leur domaine»[7].

Roman Abramovitch qui s’est fait élire à la Douma en 1999 pour bénéficier de l’immunité parlementaire est un homme aussi intelligent que discret. L’homme d’affaires qui a racheté les actifs de son associé Boris Berezovsky (Sibneft…) lors de sa disgrâce joue ses cartes à la perfection en rendant la chaîne ORT au gouvernement. Roman Abramovich affirme également sa loyauté au gouvernement en s’investissant pleinement dans son rôle de gouverneur de la Tchoukotka (il investit durant ses mandats plus d’1 milliard d’euros dans cette région pour construire des infrastructures, réintroduire les rennes…). Habituellement discret, le milliardaire sort stratégiquement de son anonymat afin d’obtenir une «assurance célébrité». Il est plus difficile de s’attaquer à un homme d’affaires connu que d’arrêter un oligarque inconnu pour de faux motifs. De ce fait, Abramovitch se lance dans plusieurs achats «tape-à-l’œil» comme le club de Chelsea ou des yachts, qui en faisant toutes les unes d’Europe, lui donne une visibilité protectrice. Lubie de milliardaire ? A quoi croyez-vous que cela sert de posséder cinq yachts, demande un banquier moscovite ? Dans l’administration, beaucoup se font ainsi offrir des vacances. Il faut savoir partager.

Bien que l’exemple de Roman Abramovitch soit assez représentatif de la majorité des oligarques, qui ont su survivre en acceptant les nouvelles règles du jeu et en démontrant leur loyauté au nouvel État-patron, incarnée par la personne du président Poutine, certains ont dû s’exiler (Berezovsky, Goussinski…) ou ont été emprisonnés comme Mikhail Khodorkovsky, directeur de Ioukos.

L’affaire Ioukos et l’arrestation du célèbre oligarque Mikhaïl Khodorkovski en 2003 représente la plus parlante illustration de cette accentuation des mesures anti-oligarques prises par le gouvernement. L’homme d’affaires est d’ailleurs fréquemment nommé comme victime du régime politique de Poutine. Amnesty International qualifie quant à elle l’oligarque de prisonnier d’opinion. Comme nous le rappelle Andrey Kinyakin, “il s’agissait de répondre aux tentatives des oligarques de remettre en question le statu quo décidé lors de l’accord sasclyk. La première victime en fut la compagnie pétrolière Ioukos, dont le directeur Mikhaïl Khodorkovsky fut emprisonné pour évasion fiscale. La raison fondamentale était la violation de l’accord, à travers la critique ouverte des autorités et le financement de l’opposition.

Par son introduction dans le domaine politique, Mikhaïl Khodorkovski sait parfaitement qu’il rompt le contrat, tacite mais très clair, passé par le président Poutine avec les oligarques à son arrivée au Kremlin en 2000. Après des années, durant lesquelles ceux-ci, via leurs connexions avec La Famille du président Boris Eltsine, et en particulier sa fille Tatiana Diatchenko, avaient mis en coupe réglée l’Etat et ses actifs industriels les plus lucratifs, le temps était venu d’un partage des rôles. «A vous, oligarques, le monde des affaires, à nous, élus mais surtout fidèles serviteurs de l’appareil d’Etat {…}, la responsabilité de la conduite de l’Etat»[8].

La réaction du président est rapide, “en octobre 2003, Khodorkovski est arrêté, accusé de fraude fiscale, de détournement de fonds, etc. Par ces exigences récurrentes, le fisc l’accule à la ruine. {…} Privé de ses biens, l’homme a cessé d’être le flamboyant héros de la vie politique russe”. L’acharnement de l’État sur un homme aussi puissant que Mikhaïl Khodorkovsky sert en réalité d’exemple pour l’ensemble de la caste oligarchique russe. «L’État a voulu montrer que l’argent ne devait pas conduire au pouvoir, ni permettre de peser sur le pouvoir»[9]. La remise en ordre accomplie par Vladimir Poutine entre 2000 et 2003 avait pour but d’imposer au monde des oligarques sa conception des rapports de force entre richesses privées et puissance publique. 

Comme l’a déclaré  le ministre des Finances Alexeï Koudrine: «le critère non officiel, mais important pour la stabilité d’une compagnie est sa loyauté envers le gouvernement, tandis que ceux qui revendiquent une trop grande autonomie ou qui participent à la lutte des clans ont tout à craindre»[10]. 

Une certaine «fragilisation» du pouvoir de Vladimir Poutine ne peut être notée qu’à partir de 2014 avec l’annexion de la Crimée et plus concrètement avec le déclenchement de l’opération spéciale en Ukraine.  

C’est donc sur les cendres chaudes du modèle soviétique, celui-là même qui avait régi la vie de toute une partie du monde durant presque un siècle qu’a émergé ce que nous pouvons appeler l’oligarchie russe. Nés d’un contexte historico-social singulier, l’oligarchie est trop souvent résumée à des fortunes, des yachts ou des jet privés. C’est malheureusement oublier que derrière tous ces éléments se cachent des individus, marqués dans leurs chairs, par la chute brutale de ce qu’ils considéraient comme définitivement acquis : L’URSS. 

Avec la fin de cette époque et les nombreuses problématiques qu’elle a laissé derrière elle, une partie de la population russe (les futurs oligarques) a choisi de saisir sa chance afin de changer pour toujours la structure de leur pays. De ce fait, une caste hétéroclite «l’oligarchie», s’est créée et affirmée en même temps que le faisait le nouvel Etat : la fédération de Russie.

Cette affirmation de l’oligarchie a été rendue possible par l’opportunité qu’offrait la libéralisation du pays (déjà amorcée par les réformes de la perestroïka). Ces individus ont pu, en l’espace de moins d’une décennie, s’immiscer au cœur de la machine décisionnaire d’Etat et même, la contrôler lors de l’ère Eltsine. 

C’est sous la présidence de Boris Eltsine que l’oligarchie est réellement devenue un acteur politique majeur en s’appropriant le pouvoir et affirmer, via une relation complexe de clientélisme: le capitalisme oligarchique.

Cette période de domination du pouvoir par une caste privée prend néanmoins fin lors de la succession programmée d’Eltsine. Le nouveau président Vladimir Poutine tient à bousculer l’ordre établi depuis les privatisations en réaffirmant l’État comme acteur décisionnaire majeur. Il y parvient en l’espace de quelques années par une stratégie complexe d’encerclement de l’oligarchie par des nationalisations, pressions politiques et assassinats d’images (affaire Ioukos). Vladimir Poutine met donc au pli une oligarchie eltsinienne vieillissante en lui créant un némésis : l’État prédateur, seule force capable, par le pouvoir de la loi et la légitimité électorale, d’encadrer sèchement les oligarques. 

 

[1] Baker, S., Deripaska Rebound From Near-Crash Stares Down Potanin, Bloomberg Markets, 22 février 2011.

[2] Kinyakin, A., Les oligarques dans la Russie contemporaine : de la « capture » de l’État à leur mise sous tutelle, Revue internationale de politique comparée, 2013, pages 115-131.

[3] Kinyakin, A., Ibid. 

[4] Durand, C., De la prédation à la rente, émergence et stabilisation d’une oligarchie capitaliste dans la métallurgie russe (1991-2002), Géographie, Économie, société, 2004, Vol.6, pages 23-42.

[5] Nougayrède, N., Les oligarques et le pouvoir: la redistribution des cartes, Science Po, Novembre 2004.

[6] Nougayrède, N., Ibid.

[7] Le secret du milliardaire rouge, Le Point, 08/02/2007.

[8] Cordonnier, C., L’affaire Khodorkovski. Ou l’économie politique de la nouvelle Russie, Le Courrier des pays de l’Est, n° 1042, mars-avril 2004, pages 60-71.

[9] Cordonnier, C., Ibid.

[10] Rucker L., Walter, G., Russie 2004, Les nuages s’amoncellent, Le Courrier des pays de l’Est, 2005, num.1047, pages 6 à 36.

 

 

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