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Le rôle politique de la Francophonie dans les Balkans occidentaux

Publié le 21/05/2023
11 min de lecture
Par Matisse Grenier
Société, Art et Culture

Début novembre 2023, le ministre des Affaires étrangères serbe, Ivica Dacic, a exprimé sa détermination à ce que la Serbie devienne «un membre à part entière de l’Organisation internationale de la francophonie». Cette déclaration intervient à l’occasion d’une réunion avec les représentants du Groupe des ambassadeurs francophones (GAF), en amont du sommet bi-annuel de la Francophonie qui se tenait à Djerba à la fin du mois. Cet épisode illustre bien l’expansion politique de la langue française et des institutions qui lui sont rattachées, y compris dans des pays où la francophonie ne dispose pas d’une influence culturelle et linguistique reconnue. Les pays balkaniques se situent largement dans cette tendance. Toutefois, nous nous intéresserons spécifiquement aux Balkans occidentaux non-membres de l’UE, à savoir l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie. Bien qu’ayant des caractéristiques culturelles distinctes, ces États font face à des enjeux de développement, de coopération et d’intégration qu’il est possible de rapprocher et pour lesquels la francophonie peut jouer un rôle.

La pratique de la langue française a reculé mais des différences subsistent entre les pays

Alors que la francophonie balkanique nous évoque bien souvent la Roumanie au premier abord, il convient de rappeler que les Balkans ont, dans leur ensemble, une certaine tradition francophone, et plus largement francophile. Il nous revient néanmoins de nuancer cet héritage puisque la francophonie est dorénavant plus ou moins prégnante selon les pays de la région, d’autant que les frontières et les peuples se sont souvent déplacés au cours des derniers siècles et même des dernières décennie

s. L’OIF estime aujourd’hui les populations francophones à 4% de la population totale en Serbie (soit 245 000 personnes), 2% en Macédoine du Nord et au Monténégro (soit respectivement 43 000 et 13 000 personnes), et 1% en Albanie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo (soit respectivement 30 000, 26 000 et 26 000 personnes).

La France et la Serbie ont entretenu des liens culturels importants à travers l’histoire. Dès le 19e siècle, de célèbres écrivains français, comme Lamartine et Victor Hugo, séjournaient en Serbie et produisirent de véritables odes au peuple serbe, fort d’un courage immense dans sa lutte pour la liberté. Il s’ensuivit une lune de miel artistique entre les deux nations, qui vit défiler de nombreux peintres dont les influences se sont entremêlées. Au 20e siècle, l’alliance franco-serbe lors de la Première Guerre mondiale a renforcé les liens existants. Rapidement, les élites serbes ont appris le français et les échanges culturels se sont multipliés. Si le phénomène n’a plus l’ampleur d’antan et que les relations politiques entre les deux États ont perdu de leur superbe, le français reste une langue relativement répandue et enseignée comme langue étrangère à une partie non négligeable de la population.

Quant à l’Albanie, seul pays des Balkans occidentaux à ne pas être issu de la dislocation de la Yougoslavie, la tradition francophone et francophile y est probablement plus ancrée encore qu’en Serbie. Outre le soutien français à la cause kosovare, la France avait soutenu l’indépendance de l’Albanie dès la Première Guerre mondiale, lorsqu’elle occupait le Sud du pays, à l’époque disputé entre l’Autriche-Hongrie et la Grèce. Depuis cette date, le lycée français de Korça a formé un certain nombre d’élites locales, si bien que le Premier ministre albanais Edi Rama est francophone, tout comme son prédécesseur Sali Berisha et même le dictateur Enver Hoxha avant eux. En 1991, les autorités albanaises cherchent à s’ouvrir au multilinguisme et placent le français parmi les langues secondes dont l’enseignement fut alors obligatoire pendant un temps. Le français est actuellement la deuxième langue étrangère enseignée en Albanie.

Si un recul de la pratique de la langue française est observable dans les Balkans occidentaux, l’OIF s’est prononcée en 2019 en faveur d’un renforcement de la francophonie au sein de la région, surfant sur la dynamique multilingue qui caractérise cette vaste zone morcelée.

L’OIF rencontre un certain succès

Pour apprécier l’implantation politique de la francophonie, il faut désormais se pencher sur la présence de l’OIF dans la région. On constate alors que les 6 pays qui composent notre zone d’étude possèdent tous l’un des trois statuts proposés par l’OIF. Ainsi, l’Albanie et la Macédoine du Nord sont membres de plein droit, tandis que la Serbie et le Kosovo sont membres associés, et que le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine sont observateurs.

Cette intégration fut progressive et ses prémices remontent donc à plusieurs années. La Bosnie-Herzégovine et le Monténégro sont observateurs depuis 2010. La Serbie et le Kosovo sont membres associés depuis 2018, après avoir été observateurs depuis respectivement 2006 et 2014. Enfin, l’Albanie et la Macédoine du Nord sont membres de plein droit depuis respectivement 1999 et 2006, après avoir été observateurs depuis 1997.

Il semblerait que les quatre pays des Balkans occidentaux ne jouissant pas du statut de membre de plein droit souhaitent bel et bien avancer en ce sens, la Serbie étant probablement le plus revendicateur. Le ministre serbe des Affaires étrangères Ivica Ducic témoigne de son implication en ayant dirigé personnellement la délégation serbe lors du dernier sommet de la francophonie (auquel la Serbie a accès en tant que membre associé), du 18 au 20 novembre 2022. En retour, les représentants du GAF auraient proposé des initiatives pour assurer une meilleure visibilité à la Serbie au sein de l’organisation.

L’OIF n’est plus exclusivement centrée sur la francophonie, ce qui ouvre la porte à de nouveaux pays

L’Organisation internationale de la francophonie est fondée en 1970, sous le nom d’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), avec 21 membres à ses débuts. En 1996, l’ACCT devient l’Agence de la francophonie. Ce n’est qu’en 2006 qu’elle prend le nom d’Organisation internationale de la francophonie. L’OIF compte aujourd’hui 88 États et gouvernements, dont 54 membres, 7 membres associés et 27 observateurs. Force est de constater que l’Organisation a remporté un certain succès depuis sa création.

En effet, l’Organisation internationale de la francophonie, malgré son nom, ne comporte plus uniquement des pays majoritairement francophones. Cela sert les intérêts des six pays composant les Balkans occidentaux, mais aussi de l’OIF qui, indirectement, renforce son influence. Comme nous l’avons vu précédemment, les Balkans occidentaux ont su saisir cette opportunité puisqu’ils ont tous adhéré à la Francophonie, sous différents statuts, d’autant que les années 90 ont coïncidé avec la volonté des présidents François Mitterrand et Jacques Chirac de faire de la francophonie un levier d’influence pour la France dans le monde. Consciemment ou non, l’OIF légitime des États nouvellement indépendants en leur ouvrant la porte d’une organisation multilatérale régie par le droit international.

Ainsi, il est possible d’intégrer la Francophonie par la voie des statuts d’observateur ou de membre associé, selon les caractéristiques présentées par le pays candidat. Pour devenir membre de la Francophonie en qualité d’observateur, l’usage effectif du français dans le pays candidat n’est pas un critère d’acceptation ou de refus. En revanche, la candidature doit mettre en avant le partage des valeurs communes et la volonté de diffuser la pratique du français. L’élévation au niveau de membre associé implique la mise en place de politiques en faveur de la pratique francophone, mais aussi un relatif usage effectif de la langue dans le pays candidat. Enfin, l’accès au statut de membre de plein droit nécessite d’avoir amélioré ses résultats par rapport à la période d’obtention du statut de membre associé.

Ces éléments nous donnent une idée des politiques de diffusion du français à l’oeuvre dans les Balkans occidentaux, selon les statuts de chacun des pays à l’OIF. L’Organisation gagne en diversité de profils et en prérogatives, quitte à prendre le risque de mélanger ses priorités et de ne pas faire aboutir ses objectifs primaires.

L’OIF, un outil au service des perspectives européennes des pays balkaniques

Les six pays des Balkans occidentaux ont en commun une perspective d’adhésion à l’Union européenne. Néanmoins, tous n’ont pas avancé à la même vitesse. Si la Macédoine du Nord a obtenu le statut de candidat dès 2005, le Monténégro en 2010, la Serbie en 2012 et l’Albanie en 2014, la Bosnie a dû attendre 2022. Quant au Kosovo, il a déposé sa demande, non reconnue pour le moment, en 2022.

Si la «perspective européenne» des pays balkaniques a été confirmée par les institutions européennes, il n’en reste pas moins un certain nombre de défis à relever pour y parvenir, comme en témoignent parfois la durée et la difficulté des négociations, si tant est qu’elles aient réellement été ouvertes. La consolidation de la structure économique mais surtout la garantie de l’État de droit, l’alignement des politiques étrangères, la stabilité régionale, la lutte contre le crime organisé et la corruption sont des enjeux qui posent encore question pour un certain nombre de pays de la région, à des degrés divers.

Dans ce contexte, l’Organisation internationale de la francophonie constitue un moyen de s’insérer dans un environnement de valeurs se rapprochant de celles promues par l’Union européenne. L’organisation permet également de se rapprocher de la France, l’un des moteurs européens dont le poids est répercuté dans la politique de l’Union.

Dans cette logique, le ministre serbe des Affaires étrangères Ivica Dacic aurait axé ses objectifs sur «l’amélioration de la coopération de la Serbie avec la francophonie», notamment via «l’engagement envers les valeurs de l’organisation», qui sont la promotion de la paix, de la démocratie, des droits de l’homme, de la coopération interculturelle, du dialogue et de la solidarité.

Par ailleurs, l’OIF s’affirme comme une organisation vectrice de valeurs qui doivent être respectées et dispose de certains garde-fous calqués sur le modèle européen de suivi des avancées vers les prérequis à une intégration européenne. C’est ainsi que l’OIF avait déployé une mission d’observation électorale lors des élections générales de 2022 en Bosnie-Herzégovine.

L’OIF permet aux pays balkaniques de diversifier leurs partenariats

L’Organisation internationale de la francophonie fait enfin figure d’organisation internationale venant légitimer l’existence de ses membres aux yeux de la communauté internationale et les y insérer. Lorsque les pays des Balkans occidentaux accèdent à l’indépendance au début des années 90, ils ont besoin d’asseoir leur reconnaissance. En outre, l’OIF ouvre la porte d’importants partenariats géographiquement diversifiés pour tout nouvel arrivant. Les Balkans occidentaux sont particulièrement concernés par ces enjeux, étant donné la récence des indépendances de certains d’entre eux et l’enclavement dont ils peuvent faire l’objet.

L’OIF constitue un véritable canal de discussions inédit pour les Balkans occidentaux vers des régions comme l’Afrique subsaharienne, qui peuvent leur sembler difficilement accessibles au premier abord pour des raisons géographiques, historiques et plus globalement de résonance sur la scène internationale. Notons toutefois les efforts déployés depuis longtemps par la diplomatie serbe sur le continent africain en vue de réduire toutes les formes de reconnaissance du Kosovo comme État indépendant. Quoi qu’il en soit, loin d’être une stratégie anodine, ce n’est ni plus ni moins que le pari effectué par l’Union européenne de se rassembler pour peser davantage sur les affaires du monde.

En guise de conclusion

La présence de la Francophonie dans les Balkans occidentaux n’est décidément pas un hasard, qu’il s’agisse de la langue en elle-même ou de son organisation politique. En ce sens, l’implantation de l’Organisation internationale de la francophonie dans la région peut être lue comme un trompe-l’oeil. Les motivations politiques ont largement guidé cette dynamique, soutenue plus ou moins naïvement par l’Organisation et ses membres, dont la France. L’objectif initial affiché par l’Organisation de diffuser la langue et la culture françaises est loin d’être acquis et l’on peut douter de la motivation et des capacités des États balkaniques à ne pas embrasser l’apprentissage unique généralisé de l’anglais à ses jeunes générations.

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