Igor Sechin : Réseau, Role, Influence

Résumé
Le « Rapport de renseignement : Igor Setchine – Réseau, Rôle et Influence » fournit une analyse approfondie d’Igor Setchine, une figure majeure du paysage politique et énergétique russe. Le rapport examine la relation complexe qu’il entretient avec le Président Vladimir Poutine, soulignant les subtilités de leur lien, qui oscille entre loyauté et ambition. Il détaille le rôle central de Setchine dans la création et le contrôle de Rosneft, la compagnie pétrolière nationale russe, ainsi que son influence sur les politiques énergétiques du pays et les stratégies géopolitiques, notamment en lien avec l’Asie. Le rapport explore également la contribution de Setchine à la guerre en Ukraine et ses interactions avec d’autres figures clés du régime russe. Dans l’ensemble, le document offre un éclairage précieux sur l’impact considérable de Setchine sur la politique contemporaine et la dynamique énergétique de la Russie.
Rapport détaillé sur Igor Sechin
1. Introduction
Igor Setchine est l’une des personnes les plus influentes au sein du régime russe actuel.e: medium;"> Dans ce régime, « l’influence » se mesure avant tout par la proximité que l’on peut avoir avec l’autocrate Vladimir Poutine, que les gens de son entourage appellent « le corps » (ils utilisent l’expression religieuse « доступ к телу » – « avoir accès au corps » – en référence à la théorie médiévale du pouvoir monarchique). Setchine est puissant aujourd’hui car il fut l’un des collaborateurs les plus proches de Poutine au début des années 1990, lorsque ce dernier dirigeait le comité des relations extérieures de la mairie de Saint-Pétersbourg. D’après plusieurs personnes interrogées, « Setchine était son garde-portes, celui qui organisait ses rendez-vous ».
Mais la source de son pouvoir est aussi sa faiblesse : Poutine peut le limoger d’un simple oukase (décret). Setchine reste en effet une sorte de serviteur de l’État. Certaines sources le décrivent comme une ombre de Poutine, mais nourrissant une ambition tenace de contrôle, ce qui le pousse depuis des années à « haïr et mépriser son maître ». Pourtant, il a toujours affiché une loyauté indéfectible envers Poutine, ce qui constitue un autre facteur clé de son maintien et de l’accroissement de son pouvoir depuis plus de trente ans.
Cette position privilégiée s’est transformée en pouvoir concret lorsque son mentor est devenu Président de la Fédération de Russie en 2000. Il est resté proche du cercle présidentiel à Moscou, dans l’administration présidentielle et au sein du gouvernement. Par la suite, Poutine lui a confié des responsabilités croissantes dans le secteur énergétique, avant de le nommer à la tête de Rosneft, la compagnie pétrolière d’État, avec la mission d’en faire une sorte de Gazprom du pétrole, c’est-à-dire à la fois un géant industriel et un outil géopolitique puissant destiné à aider la Russie à redevenir une puissance mondiale majeure.
Pour ce faire, Poutine a permis à Setchine de prendre le contrôle de ressources politiques considérables : financières (générées par Rosneft), parmi les forces de l’ordre russes (les siloviki, notamment au sein du FSB, où il dispose d’un pouvoir notable), au sein des élites, du gouvernement et des structures bureaucratiques, dans les régions…
Presque personne au sein du régime poutinien ne détient autant de ressources politiques. Setchine est craint en Russie, au point d’être surnommé par les médias russes le « Darth Vader de Poutine » et « l’homme le plus effrayant de la planète ».
Cela dit, il semble que Setchine n’ait pas d’agenda personnel au-delà de celui défini par Poutine. Mais pour défendre sa place au sein de l’élite russe (le cercle des décideurs), il doit agir comme un acteur à part entière, en forgeant des alliances, en réglant ses problèmes avec l’aide des siloviki (FSB, parquet général, comité d’enquête…), en négociant le coût du transport de la production pétrolière de Rosneft avec d’autres puissants, ou encore en influençant la trajectoire du rouble… À cet égard, Setchine doit être vu comme un joueur purement rationnel, calculant ses intérêts et ceux de l’organisation qu’il dirige (aujourd’hui, Rosneft).
Nous avons interrogé onze sources pour ce rapport :
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2 consultants russes en énergie ;
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1 ancien haut fonctionnaire du ministère russe de l’Énergie ;
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1 ancien cadre supérieur d’une compagnie pétrolière russe ;
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1 expert russe en énergie ;
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1 expert russe sur la Chine ;
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2 journalistes d’investigation russes ;
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1 cadre supérieur d’une entreprise énergétique européenne (ayant 30 ans d’expérience en Russie) ;
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1 banquier occidental avec 30 ans d’expérience dans le secteur énergétique russe ;
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1 homme d’affaires français connaissant Poutine et Setchine depuis le début des années 1990.
2. Quelle est la proximité de Setchine avec Poutine ? À quelle fréquence se rencontrent-ils ? Y a-t-il d’autres signes de proximité persistante ?
Setchine est l’un des rares à avoir accès au « corps ». Selon nos sources (un consultant russe en énergie et un ancien cadre supérieur d’une entreprise énergétique russe), Setchine dispose de plusieurs types d’accès à Poutine : l’un officiel, l’autre privé.
L’accès officiel correspond aux réunions en tête-à-tête en tant que président de Rosneft. Elles ont lieu deux ou trois fois par an dans le bureau de Poutine, où Setchine informe le Président de la situation économique, financière et industrielle de son entreprise, ou d’un projet spécifique.
L’accès privé est moins connu : « À notre connaissance, ils se retrouvent de temps à autre pour des fêtes ou des barbecues, mais Setchine, dans ce cadre, reste un collaborateur de Poutine plus qu’un ami proche, contrairement à des personnes comme Timtchenko ou Rotenberg, qui étaient ses amis d’adolescence. »
Poutine accorde une grande valeur à la loyauté sur le long terme, depuis leur rencontre au tout début des années 1990 à l’université d’État de Leningrad, avant que Poutine n’invite Setchine à travailler avec lui à la mairie. Setchine « suivait presque des rituels de loyauté médiévaux envers son supérieur », écrit le journaliste Mikhaïl Zygar. Jamais Setchine ne l’a déçu sur ce plan.
Comme le rappelle Fiona Hill, experte américaine de la Russie (et conseillère de Donald Trump entre 2017 et 2019), Setchine fait partie des rares personnes que Poutine a publiquement désignées comme dignes de sa confiance (avec, par exemple, Viktor Zoubkov, Dmitri Medvedev et Alexeï Koudrine).
En 2012, des journalistes du quotidien russe Vedomosti écrivaient : « Sa fonction n’est ni l’enrichissement personnel ni même la création d’un régime de pouvoir personnel, mais la mise en œuvre de la volonté de son patron, qui pour lui coïncide avec le bien-être de la société. » Et d’ajouter : « Setchine n’est pas une personne, mais une fonction », avant de rapporter des propos que Poutine aurait tenus à son sujet : « J’apprécie son professionnalisme, son sens des responsabilités. Il est capable de mener une tâche jusqu’au bout. S’il s’engage, vous pouvez être certain que ce sera fait. »
Décrire Setchine comme une « fonction » confirme qu’il n’est sans doute pas un ami proche de Poutine. Leur relation semble différente, voire ambiguë. « Derrière ses manières serviles se cachait une ambition implacable de contrôle et une capacité sans fin à manigancer. Et, selon deux personnes proches de lui, il détestait et méprisait son maître », rapporte la journaliste Catherine Belton. Elle ajoute : « Poutine le considérait comme une simple ombre, pas plus qu’un serviteur de son régime. (…) Il l’a toujours vu comme le type qui portait ses valises. »
Un homme d’affaires français se souvient de ses rencontres avec Setchine à l’époque où il était le gardien de l’agenda de Poutine au comité des relations extérieures de la mairie de Saint-Pétersbourg : « Il était le roi de l’antichambre de Poutine, affichant à la fois une soumission apparente à son patron et une certaine arrogance envers des visiteurs comme moi, demandant parfois des milliers de dollars pour organiser un rendez-vous. Il écrivait le montant sur un bout de papier, pour ne pas le dire à voix haute dans l’antichambre. »
Le même homme d’affaires nous confie avoir vu à deux ou trois reprises que Setchine avait peur de Poutine, par exemple lorsqu’il refusa initialement d’intégrer l’ancien Premier ministre français François Fillon au conseil d’administration, avant de comprendre que Poutine le souhaitait. « Il nous a alors écrit une lettre d’excuses, espérant qu’on ne se plaindrait pas à M. Poutine. »
Un autre aspect clé de leur relation est leur passé commun au sein du KGB (aujourd’hui le FSB). Setchine est réputé proche du GRU (le renseignement militaire russe). Cela vient du fait qu’il est diplômé de la faculté de philologie de l’université d’État de Leningrad (langues portugaise et française), puis a travaillé comme traducteur pour des officiers soviétiques en Angola et au Mozambique.
Mais selon Catherine Belton, deux sources proches de Setchine lui ont révélé qu’il aurait été recruté par le KGB dans les années 1970, alors qu’il était encore étudiant. Un journaliste d’investigation nous a expliqué que Setchine, aux côtés de Nikolaï Patrouchev, a aidé Poutine à prendre le contrôle du FSB lorsqu’il en a été nommé directeur en juillet 1998 : « Poutine était un officier de bas rang et sa nomination a suscité de nombreuses critiques dans les rangs du FSB. Setchine et Patrouchev ont alors été chargés par lui d’établir une liste des officiers les plus importants – plusieurs dizaines au moins – pour leur offrir un cadeau… afin de les compromettre. Cela explique aujourd’hui pourquoi Setchine et Patrouchev sont si puissants : ils détiennent des kompromat sur l’ensemble de l’appareil sécuritaire du pays. »
Ce parcours, cette efficacité au travail et cette loyauté affichée quotidiennement envers Poutine ont incité ce dernier à lui confier les missions les plus cruciales pour bâtir son régime. Setchine a poursuivi son dur labeur au service de son patron, et a ainsi réussi à sortir du statut de simple serviteur pour devenir un acteur majeur au sein de la nouvelle élite émergente, explique un consultant russe en énergie basé à Moscou.
Setchine est ainsi devenu l’architecte principal du « double de Gazprom » dans le secteur pétrolier, Rosneft, qui joue un rôle fondamental à la fois pour générer d’énormes profits pour le pays et le régime, et en tant qu’outil de défense de la position géopolitique de la Russie sur la scène internationale.
Dès 2002-2003, il devient l’un des acteurs clés du démantèlement de Ioukos, la compagnie pétrolière de Mikhaïl Khodorkovski. Cette affaire n’était pas seulement un événement industriel, mais aussi la destruction de l’oligarchie héritée de l’ère Eltsine et la construction d’un nouveau régime.
Pour Setchine, ce n’était pas à proprement parler le début de son émancipation de Poutine, mais plutôt l’opportunité d’élargir sa base de pouvoir et de créer son propre fief. Par exemple, comme le rappelle un consultant russe en énergie,
« après que Rosneft a absorbé Iouganskneftegaz, la principale filiale de production de Ioukos, Setchine a décidé d’exporter la majeure partie de cette production via Gunvor, la société de négoce de Guennadi Timtchenko. C’était pour lui un moyen à la fois de tisser des alliances au sein de la nouvelle élite poutinienne et de montrer une nouvelle fois à Poutine sa loyauté. »
Depuis trois décennies, en raison de sa position forte mais aussi de sa fragilité fondamentale (il peut être limogé à tout moment), il doit sans cesse chercher à plaire à Poutine et à le rassurer sur sa loyauté.
C’est ainsi qu’en 2020, par exemple, il a décidé d’investir entre 500 millions et 1 milliard de dollars issus de Rosneft (ou plus probablement de Rosneftegaz) dans un projet sans aucun lien avec le pétrole ni même avec l’énergie : la recherche en technologies génétiques. Pourquoi ? Parce que ce projet était dirigé par Maria Vorontsova, la fille aînée de Vladimir Poutine.
3. Setchine cherche-t-il à influencer le Président ? Dans quel but ? Avec quel succès ?
Il semble presque impossible de déterminer si Igor Setchine a un agenda personnel. « Son agenda paraît indissociable de celui de Poutine, mais il le met en œuvre avec ses propres idées et méthodes », estime un consultant russe en énergie. « C’est pour cela que Setchine est libre d’agir comme il l’entend. Il exécute ce que veut Poutine, dans les sphères qui comptent le plus pour lui et pour le régime. Poutine ne prête donc pas attention à la manière dont il atteint ses objectifs. C’est pourquoi Poutine ne l’a pas sanctionné lorsqu’il a menacé la stabilité du rouble en remboursant brusquement 7 milliards de dollars de dettes en 2014, ou encore lorsqu’en 2016, il a fait emprisonner le ministre de l’Économie, Ouloukaïev, simplement parce que ce dernier s’était opposé à l’absorption d’une autre compagnie pétrolière par Rosneft », explique un expert russe du secteur énergétique.
Sur presque tous les sujets, Setchine semble penser comme Poutine. Certainement parce que ce dernier est son mentor, mais aussi parce que les deux hommes sont issus du même moule : ils viennent du KGB, ont reçu une formation similaire, et partagent le même background sociologique (origines modestes, issus de Leningrad/Saint-Pétersbourg).
Un banquier occidental souligne par exemple que les deux ont rédigé une thèse de doctorat sur les questions énergétiques dans laquelle ils expriment une vision politique fondamentalement similaire : ils considèrent que l’économie de marché n’a pas fonctionné en Russie après la chute de l’URSS, faute de leadership étatique, et prônent un partenariat public-privé pragmatique, dans lequel l’État définit la stratégie et les entreprises privées opèrent selon les règles fixées par le gouvernement, mais dans leur propre intérêt.
La seule fois où Poutine et Setchine ont semblé avoir des divergences, les fondements de leur relation n’ont jamais été remis en question. Lorsque Poutine est revenu au Kremlin (en tant que président pour la troisième fois, après avoir été Premier ministre pendant quatre ans), il a nommé Setchine à la tête de Rosneft, après que ce dernier avait été vice-Premier ministre chargé de l’énergie sous la présidence de Dmitri Medvedev. Mais alors que Setchine, au sein du gouvernement, plaidait pour que les entreprises énergétiques versent plus d’impôts au budget de l’État, il a soudain changé d’avis dès qu’il a pris la direction d’une entreprise pétrolière : il a commencé à réclamer une baisse de la fiscalité sur les entreprises du secteur des hydrocarbures. M. Poutine avait alors posé cette question rhétorique lors d’un événement public : « Qui est M. Setchine ? »
Cette question n’était pas le signe d’un désaccord entre Poutine et Setchine. Elle illustrait simplement que Setchine, comme la majorité des acteurs politiques au sommet du pouvoir russe, défend ses intérêts à partir de la position qu’il occupe.
Poutine, lui, reste l’arbitre du jeu, le président qui tranche selon ce qu’il considère comme l’intérêt national. Les différentes positions adoptées par Setchine sur la fiscalité des hydrocarbures ne signifient donc en rien qu’il suit un agenda différent de celui du chef de l’État. Elles reflètent plutôt sa vision de l’intérêt national, en tant que dirigeant chargé de faire de Rosneft l’acteur le plus puissant possible.
Dans ce rôle, Setchine reste un soldat du régime poutinien. Comme l’indique un rapport confidentiel rédigé en 2017, jamais publié, commandé et financé par un oligarque russe qui cherchait à se défendre d’une attaque de Setchine :
« En réalité, Rosneft s’est transformée en une entreprise qui ne se voit plus sous un angle commercial, mais comme un organe de l’administration d’État, dont la mission est de se préoccuper d’abord de ses activités politiques et économiques. »
Mais en tant qu’acteur majeur au sein des cercles du pouvoir, Setchine est — ou se sent — obligé de se battre contre ceux qui nuisent à son entreprise.C’est ainsi qu’il s’est opposé, il y a environ dix ans, à Guennadi Timtchenko au sujet du coût du transport du pétrole de Rosneft par Transoil (entreprise appartenant au groupe Volga de Timtchenko). Il ne s’agissait là ni d’un conflit idéologique, ni personnel, ni d’une opposition entre clans.
La même logique est à l’origine du conflit de longue durée entre Setchine/Rosneft et Nikolaï Tokarev, président de Transneft, l’entreprise publique qui détient le monopole des oléoducs russes et fixe le prix que Rosneft doit payer pour chaque baril exporté.
D’autres exemples de luttes entre Setchine et d’autres poids lourds du régime peuvent être mentionnés :
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le démantèlement de Ioukos,
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la prise de contrôle de Bashneft (appartenant au conglomérat Sistema, dont le propriétaire, Vladimir Evtouchenkov, fut placé en résidence surveillée à la demande de M. Setchine),
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ou encore en 2016, lorsque Rosneft a mené un lobbying agressif contre Gazprom pour faire sauter son monopole sur les exportations de gaz.
Mais parallèlement, et pour conclure cette réponse à la question n°3, il ne faut pas sous-estimer le fait que Setchine sait aussi manipuler Poutine. Certes, leurs agendas sont semblables, et Setchine suit celui fixé par son supérieur. Mais pour défendre sa position personnelle au sein du pouvoir, il doit aussi défendre la position de son entreprise sur les marchés pétroliers mondiaux et dans le champ politique russe. Il manipule Poutine en choisissant la manière dont il lui présente la réalité (celle de son entreprise, des marchés de l’énergie, du contexte géopolitique, etc.).
Parfois cela fonctionne, parfois non.
Dans la seconde moitié des années 2010, Setchine a voulu étendre son pouvoir au secteur de l’électricité. Il a commencé par obtenir un certain contrôle sur RusHydro, qui possède plusieurs centrales hydroélectriques en Russie. Setchine voulait nommer son propre homme à la tête de RusHydro, mais Poutine refusa et demanda à son Premier ministre Dmitri Medvedev de choisir une autre personne.
Autre exemple de manipulation de Poutine par Setchine :alors que le président russe, engagé dans un bras de fer avec l’Occident sur l’Ukraine (depuis 2014), souhaitait faire monter les prix du pétrole (en réduisant la production), Setchine agissait dans le sens contraire. Il voulait vendre plus de barils de Rosneft pour dégager plus de profits et réinvestir dans ses capacités de production futures.
Dans ce contexte, en 2020, il est parvenu à faire sortir la Russie de l’accord OPEP+, contre la volonté de tous les autres PDG russes du secteur pétrolier et contre celle du ministre de l’Énergie Alexandre Novak, pourtant très proche de Vladimir Poutine.
« Nous avons découvert alors, grâce à nos sources, que l’effondrement de l’accord avec l’OPEP était le résultat du lobbying de Setchine, qui avait auparavant écrit une lettre à Poutine pour lui expliquer que l’accord avait en réalité été façonné par les Américains, qui selon lui avaient influencé les Saoudiens, etc. Setchine sait comment parler à Poutine, il sait qu’il peut se faire entendre s’il accuse les États-Unis de tout », nous a confié un consultant russe en énergie.
4. Quelle est l’importance du rôle de Setchine dans le pivot russe vers l’Asie (Chine et Inde) ?
Le pivot vers l’Asie trouve son origine non pas tant dans la volonté de Setchine que dans celle du Kremlin, en 2014. « Lorsque M. Poutine a lancé la confrontation avec l’Occident à propos du conflit ukrainien, avec l’annexion de la Crimée, il devait bluffer vis-à-vis de l’Occident, des Européens, et leur faire croire qu’il pouvait détourner les flux de gaz initialement destinés aux clients de l’UE vers la Chine et les marchés asiatiques », se souvient un expert russe de l’énergie. C’est là l’origine du pivot vers l’Asie. Rosneft, en tant qu’outil au service de l’ambition géopolitique du Kremlin, a alors décidé de contribuer à concrétiser ce pivot.
En parallèle, Rosneft entretient une longue histoire commune avec la Chine. Par pur calcul rationnel, Setchine a été poussé à entamer un pivot vers l’Est, simplement pour assurer la survie de son entreprise. « Depuis 2004, la stratégie de Rosneft pour une croissance rapide et importante implique l’acquisition de nouveaux actifs, nécessitant donc des sources de financement importantes. Cela a forcé Rosneft à initier des coopérations et des coentreprises avec des sociétés étrangères, occidentales mais aussi asiatiques. Lorsque la confrontation avec l’Occident a éclaté, Rosneft s’est tournée de plus en plus vers les entreprises chinoises », nous a expliqué un ancien cadre supérieur d’une entreprise pétrolière russe.
Plusieurs montages financiers ont été mis en place. L’acquisition de Yuganskneftegaz s’est faite sur la base d’un contrat dans lequel Rosneft rembourse les Chinois en barils de pétrole. Un schéma similaire a été adopté pour l’achat de TNK-BP : un prépaiement de 20 milliards de dollars a permis à l’entreprise d’éviter la faillite, avec 70 autres milliards de dollars conservés par la partie chinoise en garantie. Ainsi, par exemple, en 2019, Rosneft devait encore 9,4 milliards de dollars à une banque chinoise.
Ces montages financiers ressemblent à une sorte de cercle vicieux. Selon nos sources, cela explique largement la stratégie agressive que Rosneft a adoptée vis-à-vis de certaines entreprises russes, comme Bashneft. « C’est aussi la principale raison pour laquelle on peut croire que Rosneft pourrait chercher à prendre le contrôle de Lukoil », redoute notre source, ancien cadre d’une entreprise pétrolière russe.
La dépendance de Rosneft envers la Chine crée certaines tensions politiques à l’intérieur de la Russie. L’entreprise prétend être l’outil principal du Kremlin pour défendre la souveraineté russe, mais elle est devenue en même temps une large porte d’entrée pour Pékin dans le pays. Depuis 2006, les entreprises chinoises considèrent Rosneft comme leur point d’entrée en Russie. Par exemple, en 2015, Sinopec a acheté 49 % des parts d’entreprises impliquées dans l’exploitation de gisements pétroliers développés avec Rosneft ; en 2017, la société de Setchine a signé un accord avec CEFC China Energy, ouvrant la porte au marché russe de la distribution d’essence ; en 2018, CEFC a acquis 14,16 % des parts de Rosneft, etc.
Cette situation pousse certains membres influents du Kremlin à critiquer Setchine et Rosneft, le qualifiant de « chef du lobby chinois en Russie ». Certains cercles politiques et de sécurité affirment s’opposer à l’influence accordée à la Chine. « Ils disent que la Chine est incomparablement plus puissante que la Russie, et qu’elle est notre voisine. Être contre l’Occident ne devrait pas nous jeter dans les bras de la Chine, au point que, tôt ou tard, nous ne pourrons plus lui dire “non”. » C’est ainsi que ces dernières années, certains milieux d’affaires russes ont parlé d’un “groupe de lobbying pro-japonais”, composé notamment de personnes du secteur de l’énergie nucléaire comme Kiriyenko ou la société Rosatom, ou encore Sergey Chemezov, qui s’opposerait au “groupe pro-Chine” dirigé par Setchine, avec Timchenko, Rotenberg… « Pékin n’est pas notre ami, c’est juste un partenaire – contre l’Occident –, mais un partenaire géopolitique qui peut nous étrangler si besoin. Les quelques prêts que la Chine a proposés à la Russie ne sont pas des prêts en réalité, c’est du racket pur », déclare un expert russe des relations sino-russes.
5. Dans quelle mesure Setchine contrôle-t-il Rosneft ?
Selon nos sources, « Setchine contrôle largement Rosneft, tant qu’il sert Poutine et ses ambitions. » Mais, comme nous l’a confié à plusieurs reprises un consultant russe très bien informé du secteur pétrolier et gazier, « Setchine a une assez grande liberté de manœuvre dans la gestion de Rosneft et il raconte beaucoup de contes de fées à Poutine pour obtenir son feu vert sur plusieurs de ses projets. »
Igor Setchine doit se battre pour conserver le contrôle de « sa » société. Ce n’est pas une tâche facile, ni face aux acteurs russes internes, ni face aux acteurs étrangers.
Pour faire croître son entreprise, Setchine a dû convaincre des sociétés étrangères – occidentales comme BP ou Chevron, asiatiques comme la CNPC – de participer au capital ou à certains projets de Rosneft. Mais généralement, il négociait de manière à ce que ces entreprises aient un réel intérêt financier, suffisant pour accepter les conditions fixées par Setchine lui-même : renoncer à avoir voix au chapitre au sein du conseil d’administration de Rosneft. En 2016, par exemple, un consultant bien informé nous a dit que « la CNPC avait alors créé un groupe de travail pour préparer une offre d’achat d’actions dans le cadre de la privatisation prévue de 19 % de la société. Les Chinois voulaient deux sièges au conseil, mais Setchine craignait que la CNPC et BP puissent s’allier et voter ensemble sur certaines décisions clés, allant de son propre salaire à l’absorption de la société Bashneft. En gros, Setchine a dépensé beaucoup d’énergie pour s’assurer qu’aucun actionnaire minoritaire ne puisse s’opposer aux décisions clés qu’il veut prendre. »
Pour comprendre le niveau de contrôle de Setchine sur Rosneft, nos sources nous recommandent également de prêter attention au rôle extrêmement important joué par Rosneftegaz. Il s’agit de la société holding qui détient la participation majoritaire dans Rosneft, mais aussi 10,97 % des actions de Gazprom et 26,36 % de celles d’Inter RAO. Rosneftegaz est une société 100 % publique, formellement appartenant à l’Agence fédérale russe pour la gestion des biens publics.
Selon une de nos sources, consultant du secteur de l’énergie (confirmé par la majorité de nos sources) : « Rosneftegaz est la poche privée de M. Poutine, et, pour et avec lui, de Setchine et de quelques membres de son entourage. »
Cela est devenu plus évident en 2016-2017, lorsque Setchine a convaincu Poutine de privatiser 19,5 % de Rosneft. Le schéma retenu pour cette privatisation était extrêmement opaque (impliquant même des sociétés offshore, aux îles Caïmans et à Singapour), et ce qui s’est réellement passé n’est toujours pas clair à ce jour. L’objectif n’était pas vraiment de privatiser une partie de Rosneft, mais de générer des liquidités dont le budget fédéral russe avait cruellement besoin à ce moment-là. Le budget avait besoin de 700 milliards de roubles… et la valeur de 19,5 % de Rosneft était estimée à 700 milliards de roubles.
Notre source, ancien haut responsable au ministère russe de l’Énergie, explique : « On peut voir que Poutine soutenait cette fausse privatisation, surtout parce que Rosneftegaz est utilisée par lui comme une caisse noire pour son régime. Rosneftegaz était probablement derrière l’achat douteux d’actions de Rosneft, du moins en partie, qui ont finalement été formellement vendues au QIA (Qatar Investment Authority) et à Glencore. Rosneft est une entreprise relativement bien gérée de manière transparente, mais absolument pas Rosneftegaz. Ce dont je suis quasi sûr, c’est que l’opération de privatisation s’est terminée avec Rosneft rachetant ses propres actions, via Rosneftegaz, pour générer l’argent nécessaire au budget fédéral. Ce schéma compliqué a été imaginé par Setchine, qui ne veut partager ni la gestion de Rosneft, ni celle de Rosneftegaz. Le ministre de l’Économie de l’époque, Alexeï Oulioukaïev, s’était opposé à cette manœuvre douteuse et l’a exprimé publiquement. Setchine a organisé un piège contre lui et a réussi à le faire condamner à 8 ans de prison. Voilà ce qui peut arriver à quelqu’un qui veut trop regarder de près les agissements de Setchine. »
QIA et Glencore ont trouvé leur intérêt dans ce montage douteux, ont conservé leurs activités en Russie, et cela a même permis à QIA de sauver financièrement Glencore (dont il détenait alors 9,25 %). Sans ces intérêts directs, aucune entreprise étrangère n’aurait accepté d’être impliquée dans cette « privatisation », puisque Setchine avait clairement dit dès le départ que les nouveaux actionnaires ne pourraient pas siéger au conseil d’administration de Rosneft.
Selon les deux consultants russes en énergie que nous avons interrogés pour ce rapport, ce montage complexe a potentiellement aidé Setchine à « privatiser de manière non formelle » Rosneft à son propre bénéfice et à celui du régime de Poutine. C’est pourquoi les banques d’État VTB et Gazprombank ont été impliquées dans cette pseudo-privatisation : leurs dirigeants, Andrey Kostin et Andrey Akimov, étant des proches de M. Poutine. « Privatiser de manière non formelle », comme nous l’a expliqué un consultant, « signifie que Setchine ne cherche pas à être propriétaire de Rosneft ou de Rosneftegaz, mais à contrôler les flux d’argent, à contrôler les flux de trésorerie. »
6. Dans quelle mesure Rosneft contribue-t-elle à la guerre en Ukraine ? Approvisionnement en pétrole et gaz ? Augmentation des revenus et des taxes ? Setchine soutient-il la guerre ?
Du 25 janvier au 17 mai 2024, six sites ont été attaqués par des drones, dont trois raffineries situées aussi loin que dans l’oblast de Samara, à plus de 800 kilomètres du front, représentant à elles seules 10 % de la capacité totale de raffinage de la Russie dans cette région. Fin mars, selon les calculs de Reuters, 14 % de la capacité de raffinage primaire du pays avaient été mis hors service. Les attaques de drones ont toutefois continué : certains sites ont été visés une seconde fois après leur remise en état, comme les raffineries de Riazan et de Touapsé, endommagées les 1er et 17 mai, quelques jours seulement après la fin des travaux de réparation. Même si chaque attaque ne signifie pas un arrêt complet des installations, elles ont eu un impact conséquent sur les capacités de production et sur les finances de Rosneft : le 23 mai, Igor Setchine a adressé une lettre au Premier ministre Mikhaïl Michoustine pour demander des allègements fiscaux, invoquant la nécessité de financer la protection des sites.
Cependant, Rosneft n’est pas seulement victime des actions de guerre : l’entreprise y est profondément impliquée. Les raffineries de Novokouïbychevsk et de Riazan, endommagées les 13, 16 mars et 1er mai, sont actuellement liées au ministère russe de la Défense (MoD) par une série de contrats. Comme l’indiquent un document du ministère de la Défense rendu public en 2021, le site Internet de l’entreprise et le rapport de l’ONG anticorruption et écologiste Global Witness publié en mai 2024, ces accords font de Rosneft l’un des principaux fournisseurs des forces armées depuis les premiers jours de la guerre, et ce jusqu’en novembre 2025, pour les forces terrestres comme aériennes :
La raffinerie de Novokouïbychevsk fournit (ou a fourni) :
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du diesel au ministère de la Défense jusqu’en mai 2023,
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du carburant pour avions à la base aérienne de Chaïkovka (base stratégique de l’aviation à long rayon d’action), jusqu’en novembre 2024,
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de l’essence au ministère de la Défense jusqu’en novembre 2025.
La raffinerie de Riazan fournit (ou a fourni) :
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du carburéacteur au ministère de la Défense jusqu’en juillet 2022,
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de l’essence au ministère de la Défense jusqu’en décembre 2023,
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du diesel au ministère de la Défense jusqu’en novembre 2025.
En réalité, Rosneft est un fournisseur du ministère russe de la Défense au moins depuis 2014. En 2017, selon un rapport publié par l’entreprise, elle était le fournisseur exclusif du ministère de la Défense, du Comité d’enquête de la Fédération de Russie, du ministère des Situations d’urgence, du ministère de l’Intérieur et de la Garde nationale. Elle opérerait actuellement des stations-service sur des aérodromes militaires russes. En 2020, Poutine a souligné dans un discours le rôle de Rosneft dans la construction de la majorité de ces stations.
Plusieurs éléments montrent l’importance, pour la direction de Rosneft, d’être un partenaire fiable du ministère russe de la Défense. En septembre 2022, alors que la Russie faisait face à des pénuries de carburant à travers le pays, au moins sept cadres supérieurs — dont un vice-président — ont été licenciés ou ont quitté l’entreprise. L’un d’eux a officiellement été sanctionné pour avoir manqué une échéance lors de la maintenance d’une raffinerie, mais en réalité, il aurait été sanctionné pour avoir échoué à fournir le ministère de la Défense et, au final, à satisfaire aux besoins de « l’opération spéciale ».
L’Ukraine applique des sanctions à l’encontre de Rosneft. Assez tôt après le début de l’invasion à grande échelle, en mai 2022, le SBU (Service de sécurité ukrainien) a interrompu l’activité d’une société énergétique liée à Rosneft et gelé ses avoirs à hauteur de 677 000 dollars. Rosneft, qui a quitté l’Ukraine après 2014, a déclaré en mai 2022 ne posséder aucun actif dans le pays.
D’un point de vue économique, plusieurs indicateurs laissent penser que Rosneft, tout comme Setchine, tire profit de la guerre en élargissant ses revenus et ses opportunités dans la Russie en temps de guerre. La production et les revenus de l’entreprise ont été fortement impactés depuis le début de l’invasion. Le bénéfice net a baissé et la production n’a que peu augmenté en 2022, mais en 2023, le bénéfice net a bondi. En 2022, la production d’hydrocarbures a augmenté de 2,3 %, avec une hausse de 15 % de la production de gaz, atteignant un record de 74,4 milliards de mètres cubes. Pourtant, le bénéfice net a chuté de 7,9 % — atteignant 9,8 milliards d’euros. Igor Setchine a expliqué ces résultats par « un contexte de pressions extérieures » et « un environnement macroéconomique volatile ». En février 2024 cependant, l’entreprise a annoncé une hausse spectaculaire de 47,2 % de son bénéfice net pour 2023, avec une production de gaz atteignant 92,7 milliards de mètres cubes.
Setchine est resté remarquablement silencieux sur la guerre en Ukraine, tout en critiquant les sanctions occidentales contre les entreprises russes. Néanmoins, en plus de l’approvisionnement en carburant au ministère de la Défense, Setchine aurait été impliqué dans « l’opération spéciale » par le biais de son soutien au groupe Wagner. Bien qu’il n’existe pas de preuve tangible que Setchine ou Rosneft aient soutenu directement des compagnies militaires privées opérant en Ukraine, plusieurs sources évoquent des contacts plus directs entre des membres de la direction de Rosneft et Wagner, voire des formes de sponsoring.
Durant la première année de guerre, Setchine n’aurait pas été personnellement impliqué du côté de Prigojine. Selon des informations publiées par le canal Telegram TchVK-OGPU — qui serait lié à un groupe interne au FSB —, le patron de Rosneft aurait été inquiet de la rhétorique de Prigojine à l’automne 2022, qui appelait à des « répressions staliniennes » contre les oligarques jugés trop indifférents à la guerre, et aurait pris certaines accusations personnellement. D’après TchVK-OGPU, début mars 2023, Setchine et Prigojine se sont rencontrés, et le premier aurait demandé à la vice-présidente de Rosneft, Anastasia Skatina, de financer au moins certaines des structures de Prigojine.
7. Qui sont les alliés de Setchine au sein du régime ?
Telle que nous la comprenons, la personnalité politique de Setchine est celle d’un acteur purement rationnel au sein des cercles dirigeants russes. Son objectif est de servir Poutine et son régime. La seule raison pour laquelle il occupe sa position actuelle est qu’il a gagné la confiance de Poutine il y a 35 ans et ne l’a jamais trahie depuis. Il a certainement en tête que si Poutine devait quitter son poste de président demain — que ce soit volontairement, à cause d’un renversement ou de causes naturelles —, Setchine pourrait ne plus être personne du jour au lendemain. La majeure partie de son activité politique consiste donc à sécuriser sa position au sein de l’élite dirigeante, où il compte aussi de nombreux ennemis.
Ses alliances au sein de l’élite russe sont essentiellement circonstancielles. Le seul groupe auquel il appartient réellement est celui du FSB et, plus largement, celui des siloviki (les structures de force, c’est-à-dire les services de sécurité et les forces de l’ordre). En dehors de cela, il s’allie à des individus ou des groupes (et s’oppose donc à d’autres) uniquement en fonction de ses intérêts, dans le but de consolider sa position dans les cercles du pouvoir et, dans cette optique, de rendre son entreprise aussi puissante — donc aussi utile au régime de Poutine — que possible.
Mais, probablement en raison de sa mentalité et de son parcours (formé au KGB et au GRU), Igor Setchine penche plutôt du côté des « étatistes », partisans d’une économie dirigée par l’État. Au fil des années, on l’a vu entrer en conflit avec des libéraux, non pas pour des raisons idéologiques mais parce qu’ils s’opposaient à lui sur des projets précis : contre Elvira Nabioullina, présidente de la Banque centrale, Alexeï Koudrine, ancien ministre des Finances, Dmitri Medvedev lorsqu’il était président (2008–2012), ou encore Arkadi Dvorkovitch, vice-premier ministre chargé de l’énergie sous Medvedev. Cela explique en partie pourquoi il peut parfois se retrouver du côté de Iouri Kovaltchouk, l’un des plus proches de Vladimir Poutine, et non de celui de Sergueï Tchemezov, qui travaillait avec Poutine à Dresde à partir de 1985 et supervise désormais le complexe militaro-industriel.
Parmi les siloviki, Setchine détient d’abord son influence au sein du FSB (héritier du KGB soviétique). Comme nous l’avons mentionné plus tôt, Igor Setchine est très probablement un officier du KGB, qu’il aurait rejoint après ses études universitaires alors qu’il travaillait déjà pour le GRU (le renseignement militaire soviétique). Cela lui donne une forme de « légitimité » pour dialoguer avec presque toutes les agences de sécurité et de renseignement russes. Au fil des années, on a vu qu’il pouvait être en contact avec un haut gradé du GRU, intervenir dans la nomination du chef du FSIN (administration pénitentiaire fédérale) ou de celui des Douanes fédérales, ou encore traiter directement avec le procureur général de Russie. Au total, Igor Setchine exerce une influence impressionnante sur le bloc des siloviki, au point qu’« on peut le considérer comme un silovik à part entière », résume un journaliste d’investigation russe très bien informé.
L’un de ses principaux alliés est Nikolaï Patrouchev, souvent considéré comme le numéro deux du pays, l’homme le plus puissant après Poutine. Patrouchev dirigeait le Conseil de sécurité depuis 2008, poste qu’il a quitté récemment (pour rejoindre l’Administration présidentielle, ce qui pourrait être vu comme une rétrogradation dans la hiérarchie du régime). Formé au FSB, il supervisait tout le bloc des siloviki depuis 16 ans. Patrouchev et Setchine n’ont jamais montré de désaccords et semblent s’être alliés à plusieurs reprises, animés par un objectif commun fixé par leur mentor et supérieur : Vladimir Poutine.
Au sein même du FSB (la Loubianka), Igor Setchine dispose d’un vaste réseau d’alliés et de redevables. Pendant des années, son principal allié dans le FSB a été Oleg Feoktistov, qu’il a recruté pour Rosneft (où il a été nommé vice-président). Setchine utilisait Feoktistov comme une sorte de « bras armé » personnel pour imposer son agenda. Feoktistov est, par exemple, l’artisan de l’opération visant à envoyer en prison l’ancien ministre de l’Économie Alexeï Oulioukaïev, en novembre 2016, parce qu’il s’opposait à l’acquisition de la compagnie pétrolière Bachneft par Rosneft.
Aujourd’hui, Setchine compte ses hommes parmi les cadres clés du FSB, notamment Ivan Tkachev, son principal partenaire au sein du service. Tkachev est à la tête du puissant département « K » du Service de sécurité économique, ce qui lui permet de contrôler une grande partie des acteurs économiques susceptibles de gêner Rosneft. Grâce à sa position et au soutien de Setchine, Tkachev exerce également une influence sur le Comité d’enquête de la Fédération de Russie (SKR), dirigé par Alexandre Bastrykine, autre proche allié de Setchine. Setchine a également placé ses hommes dans l’entourage de Tkachev, dans la direction du SKR, ainsi que dans le bureau du procureur général, dirigé par Igor Krasnov. Il en a aussi placé dans plusieurs bureaux régionaux de ces institutions, en particulier là où il pourrait devoir défendre les intérêts de Rosneft.
Setchine contrôle étroitement le SKR par l’intermédiaire d’Edouard Kabourneïev, le numéro deux du Comité. Kabourneïev est non seulement un homme de Setchine, mais aussi de Nikolaï Patrouchev, de Sergueï Tchemezov et de Iouri Kovaltchouk. « Bien sûr, il existe un certain consensus au sein de l’élite, mais le principal « toit » protecteur de Kabourneïev, c’est bien Setchine et son réseau », écrivait récemment le canal Telegram TchVK-OGPU4.
Curieusement, Vladimir Poutine ne semble pas contrebalancer l’influence de Setchine dans les services de sécurité russes, malgré son réseau considérable dans les principales agences. Cela indique une grande confiance de Poutine envers Setchine. En revanche, M. Poutine contrecarre l’influence de Setchine dans le secteur de l’énergie, comme l’illustre par exemple le cas de Rushydro mentionné précédemment. Le mois dernier, lors du remaniement gouvernemental consécutif à sa réélection pour un cinquième mandat, Poutine a remplacé le ministre de l’Énergie Nikolaï Choulguinov — un homme de Setchine — par Sergueï Tsivilev, un proche de Poutine et ancien gouverneur de l’oblast de Kemerovo.
8. Quelles sont ses relations avec les personnes clés en Russie (alliées ou antagonistes) ?
8.1 Nikolay Patrushev
Nikolay Patrushev et Igor Sechin sont alliés, basés sur : a) leur vision du monde et de la Russie issue du FSB, et b) leur position en tant que serviteurs absolument fidèles du régime de Poutine. Ils représentent deux des principaux boyards (aristocrates sous le règne d’Ivan le Terrible) du régime russe actuel, une sorte de « nouvelle noblesse », pour reprendre l’expression forgée par M. Patrushev en 2000. Par ces mots, M. Patrushev voulait dire que les officiers du FSB ont un droit de gouverner le pays et de monopoliser les postes décisionnels. M. Sechin partage cette vision, convaincu d’être un véritable patriote au service de la Russie.
Cela a conduit les deux hommes à travailler à faire de leurs enfants leurs héritiers, c’est-à-dire ceux qui dirigeront le pays dans les années et décennies à venir. Ainsi, Rosneft a offert en 2006 son premier emploi à Andrey Patrushev, le deuxième fils de Nikolay Patrushev, comme conseiller au conseil d’administration de Rosneft (poste quitté en 2009). Andrey, 43 ans, est diplômé en 2003 de l’Académie du Service fédéral de sécurité (FSB), spécialisé en jurisprudence, a obtenu un diplôme supplémentaire en économie internationale à l’Académie diplomatique du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie en 2006, ainsi qu’un diplôme en ingénierie pétrolière et gazière de l’Université Gubkin en 2008. Durant sa carrière, il a occupé plusieurs postes dans différentes compagnies pétrolières et gazières, en charge de projets très stratégiques (développement pétrolier et gazier offshore en Arctique pour GazpromNeft). Sa biographie officielle ne mentionne pas qu’il a travaillé dans les années 2000 au département contre-espionnage (9e département) du FSB, chargé du secteur pétrolier.
Nous savons aussi qu’Igor Sechin s’appuie sur le fils aîné de Nikolay Patrushev, Dmitry, 47 ans, qui a été ministre de l’Agriculture depuis 2018 et est devenu le mois dernier vice-Premier ministre de Russie pour le complexe agro-industriel, les ressources naturelles et l’écologie. Les observateurs politiques ont noté qu’il sera certainement utile à Sechin dans cette nouvelle fonction, même s’il est un peu tôt pour dire si c’est une promotion ou non pour Dmitry Patrushev d’avoir été nommé à ce poste lors du dernier remaniement gouvernemental.
Le fils unique d’Igor Sechin (il a aussi deux filles), né en 1989, était également préparé à devenir son héritier (il travaillait avec son père chez Rosneft en tant que premier directeur adjoint du département des projets offshore conjoints), mais il est décédé en février dernier dans des circonstances curieuses.
8.2 Yuri Kovalchuk
Yuri Kovalchuk fait partie du cercle très restreint d’amis et partenaires politiques de confiance de Vladimir Poutine. Plusieurs de nos sources affirment que Kovalchuk est, après ou à égalité avec Nikolay Patrushev, la personne la plus influente autour de Poutine. Il a rencontré Poutine à Leningrad à la toute fin des années 1980 ou au tout début des années 1990, et a commencé à faire des affaires avec le futur président. Il est membre de la célèbre « coopérative Ozero » où M. Poutine et sept de ses proches amis possédaient une datcha (résidence secondaire). La plupart des membres de ce groupe sont devenus milliardaires ou multimillionnaires. Kovalchuk a passé la majeure partie de la pandémie de Covid-19 isolé avec M. Poutine, convainquant vraisemblablement le chef de l’État de lancer l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Selon le journaliste Mikhaïl Zygar, il est avec Nikolay Patrushev celui qui a persuadé M. Poutine de briguer un second mandat en 2004. Ces éléments montrent que Kovalchuk entretient une relation très différente avec Poutine de celle de Sechin.
La relation entre Kovalchuk et Sechin n’est pas bonne. Ils sont à bien des égards opposés, parfois en compétition. Comme si M. Sechin utilisait ses connexions au FSB pour compenser sa faiblesse face à Yuri Kovalchuk et son clan familial (notamment son frère Mikhaïl, très influent dans le secteur scientifique, particulièrement dans le domaine nucléaire, les nouvelles technologies, l’IA, etc.).
Cette opposition Kovalchuk-Sechin est très révélatrice et illustre certainement une des vraies fissures au sein des cercles dirigeants russes (qui ne se situe pas entre, par exemple, libéraux et étatiques) : celle entre les siloviki (qui détiennent beaucoup d’outils pour gouverner le pays et décider du sort de la plupart des élites) et les non-siloviki (hommes d’affaires au sens large, comme Kovalchuk). Les siloviki soutiennent souvent un pouvoir fort, concentré dans les mains du président, et une économie dirigée par l’État. Les non-siloviki sont plus enclins à soutenir la modernisation de l’État, une économie moins étatique et plus de primauté du droit… Cela ne s’applique pas totalement à M. Kovalchuk, mais il craint l’influence croissante et le poids des siloviki dans la politique et l’économie du pays (influence encore renforcée par l’invasion à grande échelle de l’Ukraine).
À plusieurs reprises, les deux se sont affrontés, même dans le domaine de l’énergie. Par exemple, en 2022, lorsque Eduard Khudainatov (un proche allié de Sechin) et Vladimir Bogdanov (propriétaire de Surgutneftegaz, allié de Kovalchuk) ont voulu prendre le contrôle de la filiale russe de Halliburton, la société américaine de services pétroliers obligée de quitter la Russie dans le contexte des sanctions. Une véritable lutte a eu lieu, selon plusieurs sources. Finalement, aucun des deux n’a réussi à prendre le contrôle de la société, estimée à 340 millions de dollars.
Cette confrontation permanente a poussé M. Kovalchuk à essayer d’écarter certains hommes de Sechin de leurs postes au FSB et dans d’autres corps de sécurité. Jusqu’à présent, il n’a pas vraiment réussi. Il n’a pas non plus réussi à faire nommer son fils Boris au poste qu’il espérait. Par certains médias qu’ils contrôlent, comme le quotidien Kommersant (entre les mains de Sergey Kiriyenko, chef du « bloc politique » de l’administration présidentielle et allié de la famille Kovalchuk), le clan Kovalchuk a annoncé son intention de faire nommer Boris à la tête de Rosneft ou Gazprom. Ils ont échoué, et Boris doit se contenter du poste à la Cour des comptes (trop tôt pour dire s’il aura une influence à ce poste, notamment pour nuire à Sechin et Rosneft).
8.3 Gennady Timchenko
Timchenko est un autre ami très proche et partenaire politique de M. Poutine. Comme Kovalchuk, il a une relation avec Poutine d’un autre ordre que celle de Sechin. M. Timchenko est un ami de M. Poutine depuis leur adolescence. Ils pratiquaient le judo ensemble à Leningrad durant leur jeunesse. Un autre point commun entre Poutine et Timchenko, selon la journaliste britannique Catherine Belton, est que Timchenko est aussi un officier du KGB. Cela fait aussi un point commun avec Igor Sechin contrairement à Yuri Kovalchuk.
Une fois devenu président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine a commencé à faire de Timchenko un milliardaire, tout comme Kovalchuk, non seulement parce qu’il était son ami, mais aussi pour avoir d’importantes poches d’argent autour de lui afin de pouvoir conserver le pouvoir.
Il semble que la relation entre Timchenko et Sechin soit moins conflictuelle que celle entre Kovalchuk et Sechin. Des divergences existent également, mais semblent davantage relever d’une confrontation d’intérêts. Comme pour Kovalchuk, on peut dire que Sechin joue dans la même équipe que Timchenko, c’est-à-dire le régime Poutine, mais ils peuvent être adversaires au sein de cette même équipe. Lors du dernier remaniement gouvernemental, M. Poutine a nommé un proche comme ministre de l’Énergie, Sergey Tsivilyov, qui semble appartenir davantage à l’entourage de Timchenko… tandis que l’ancien ministre de l’Énergie, Nikolay Shulginov, était un homme de Sechin.
Au début de l’ascension de Sechin, Timchenko et lui ont commencé à être en compétition. Après le démantèlement de Ioukos, Sechin a coopéré avec Sergey Bogdanchikov, alors directeur de Rosneft. Ils ont travaillé ensemble contre Gazprom mais ont rapidement eu des désaccords. Une fois que Sechin fut nommé vice-ministre, Bogdanchikov a été de plus en plus marginalisé. Il a essayé de se tourner vers Timchenko et Gunvor pour contrebalancer Sechin, mais c’était trop tard. Sechin avait gagné.
Cependant, Timchenko et Sechin, devant partager leur influence dans le secteur pétrolier, ont d’abord collaboré. En 2003, ils ont trouvé un terrain d’entente sur les questions de transport par pétroliers. Sechin a aidé le meilleur ami de Poutine quand celui-ci s’est séparé du négociant pétrolier Kineks, en faisant du lobbying en faveur des intérêts de Timchenko, poussant le propriétaire de Surgutneftegaz, V. Bogdanov, à conclure un accord avec Timchenko et non avec les anciens partenaires de Bogdanov. Sechin a continué à soutenir Timchenko, notamment en 2006 lorsqu’il a eu un conflit avec le directeur de Transneft, Nikolay Tokarev, qui avait travaillé avec Poutine durant sa période à Dresde.
Mais malgré cette bonne volonté réciproque, un certain ressentiment est apparu dans leur relation, probablement venant du côté de Sechin. Cela a conduit à une confrontation sérieuse après 2010, à cause de ce que Sechin considérait comme un prix trop élevé pour le transport du pétrole de Rosneft via la compagnie ferroviaire Transoil, appartenant à Timchenko. Une fois que Sechin est devenu le véritable maître chez Rosneft, en mai 2012, il a aussi écarté les hommes de Timchenko dans Rosneft, qui occupaient des postes clés depuis 2008.
8.4 Dmitry Medvedev
Comme les trois autres, ainsi qu’Igor Sechin, l’ancien président et Premier ministre de la Fédération de Russie, D. Medvedev, appartient à l’équipe centrale de Poutine depuis leur période à Leningrad. Medvedev est juriste de formation, ce qui joue probablement un grand rôle pour comprendre son parcours. Il n’est pas un officier du KGB et voit la société et l’État comme un juriste, de manière plus libérale que Sechin (le fait que Medvedev se comporte en faucon depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022 ne doit pas nous induire en erreur, c’est juste sa manière de survivre dans le régime à ce moment précis). Ce bagage explique la plupart des divergences entre Sechin et Medvedev depuis des années.
Évidemment, Sechin méprise Medvedev et saisit toutes les occasions pour le montrer. Il le fait généralement par procuration. Les personnes informées en Russie disent souvent que, par exemple, le célèbre documentaire réalisé par le FBK, l’organisation de Navalny, intitulé « Ne l’appelez pas Dimon », qui est le résultat d’une enquête prouvant la corruption de Medvedev, a été alimenté par des informations compromettantes émanant de l’entourage de Sechin. De son côté, Medvedev a toujours fait de son mieux pour empêcher Sechin d’obtenir les postes qu’il voulait au gouvernement russe, surtout lorsqu’il était à la tête de l’État.
Mais au-delà de cette haine personnelle et réciproque, Medvedev et Sechin ont des visions très différentes de la façon dont l’économie et le secteur de l’énergie doivent être gouvernés. Par exemple, Sechin s’est opposé à Medvedev sur son plan de privatisation de plusieurs entreprises d’État dans le secteur de l’énergie, en commençant par Rosneft. Mais de temps en temps, ils ont eu quelques accords tactiques, comme en 2018 sur les prix de l’essence.
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À propos de l'auteur
Morgan Caillet
Biographie non renseignée