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Entretien avec Vincent Henry – La situation en Moldavie – Transnistrie – Roumanie – Bulgarie dans le contexte de la guerre en Ukraine

Un entretien réalisé par Victor Martin le 28/06/2022

Vincent Henry est docteur en sciences politiques, chercheur associé au laboratoire LIPHA de l’université Paris-Est, il enseigne également à l’université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca (Roumanie). En 2021, il a soutenu une thèse sur la République de Moldavie et sa transformation politique sous l’influence de l’Union Européenne après avoir consacré plusieurs mémoires de recherche sur la Moldavie et la Roumanie.

Victor Martin (V.M) : On a vu que la guerre en Ukraine a eu des conséquences importantes sur l’économie mondiale et notamment sur l’inflation qui bat aujourd’hui des records. Comment les pays du Sud-est de l’Europe subissent cette crise économique et sociale ?

Vincent Henry (V.H) : La région est fortement touchée par les conséquences économiques du conflit en Ukraine. La Moldavie est sans doute le pays le plus directement affecté, à plusieurs niveaux : Si l’Union européenne est depuis plusieurs années son principal partenaire commercial, le commerce avec l’Ukraine et la Russie reste important et a été fortement impacté par la guerre. La Moldavie n’a pas d’accès direct à la mer, le port d’Odessa joue donc un rôle très important pour ses exportations et ses importations or il est aujourd’hui bloqué. La Moldavie est presque totalement dépendante de la Russie d’un point de vue énergétique et est extrêmement sensible à toute hausse des prix de l’énergie, à toute interruption des livraisons, la Russie dispose là d’un moyen de pression majeur. Il est intéressant de rappeler que la Moldavie a condamné l’agression russe dès le premier jour de la guerre mais n’a pas suivi l’Union européenne dans l’imposition des sanctions commerciales.

Par ailleurs, la Moldavie est le pays d’Europe à avoir accueilli le plus de réfugiés proportionnellement à sa population, malgré le soutien international, cela met une pression très importante sur la société moldave, sur des services publics et sur une économie déjà fragile. L’ensemble de ces perturbations, l’incertitude qui pèse sur le pays ont provoqué une inflation très forte, à près de 30%.

Les économies roumaines et bulgares sont moins durement affectées car les échanges commerciaux sont moindres mais les deux pays restent dépendants de la Russie pour leur approvisionnement en gaz et en pétrole, la Bulgarie encore plus que la Roumanie. Les deux pays bénéficient de leur statut de membres de l’Union Européenne mais leurs économies restent périphériques, elles ne sont pas dans la zone euro et sous-traitent beaucoup pour les grandes économies européennes, un ralentissement a de fortes répercussions sur les économies bulgares ou roumaines. L’inflation s’approche déjà des 15 % dans ces deux pays et les États n’ont que des moyens limités pour soutenir financièrement les catégories les plus vulnérables de la population ou les secteurs d’activité les plus touchés.

V.M : Globalement, la guerre en Ukraine a-t-elle ajouté de la crispation, de la confrontation au sein des pays de l’ex-URSS en opposant les pro-russes aux pro-ukrainiens, ou, au contraire, a-t-elle permis de souder les populations face à une menace commune ? Quels sont les points communs ? Les différences ?

V.H : La Russie est perçue depuis longtemps comme une puissance hostile par la grande majorité de la population roumaine. L’invasion de l’Ukraine par la Russie y a été condamnée unanimement. L’arrivée des réfugiés, la peur d’une extension du conflit ont dans un premier temps créé un élan de cohésion nationale. Cela a eu des conséquences politiques importantes. Avant la guerre, la Roumanie assistait à la montée en puissance d’un parti nationaliste virulent, AUR (Alliance pour l’Unité des Roumains) sur fond de mécontentement général, contre la classe politique, le gouvernement actuel et la dégradation des conditions économiques déjà très sensible avant le début de la guerre. L’ascension de AUR, parti eurosceptique et dont la position par rapport à la Russie est ambiguë a été brutalement freinée par la guerre.

Toutefois, passé le premier choc, la principale priorité des Roumains redevient la situation économique difficile et sur ce plan les perspectives sont assez sombres.

En Moldavie, la crainte d’une déstabilisation voire d’une invasion a mis en grande difficulté les partis qui se positionnaient comme favorables à la Russie, notamment le parti socialiste de l’ancien président Igor Dodon. A contrario, cela a renforcé la popularité de l’actuelle présidente Maia Sandu qui apparaît comme une pro-européenne sincère.

Toutefois, là encore le premier choc est passé et les difficultés économiques « permettent » aux partis d’opposition de revenir dans le jeu. On a vu récemment des manifestations du parti Șor, un parti populiste, plutôt favorable à la Russie. L’angle d’attaque de l’opposition est la critique de la position jugée trop occidentale du gouvernement à laquelle est attribuée la dégradation des conditions économiques. Cela étant dit, aucun parti politique moldave n’a défendu ou justifié l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Historiquement et culturellement, la relation entre la Bulgarie et la Russie est étroite : l’Empire russe reste perçu comme la puissance ayant permis à la Bulgarie d’obtenir son indépendance vis-à-vis de l’Empire ottoman.

Au niveau politique, la question de la relation avec la Russie est un marqueur important.

Les seuls partis ouvertement pro-russe et anti-occidentaux sont les partis ultra-nationalistes, comme Renaissance aujourd’hui, mais il s’agit de partis protestataires.

Depuis la chute du régime socialiste, le pouvoir est partagé entre les partis de centre-droit, essentiellement représenté par le parti des « Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie (GERB) depuis la fin des années 2000 et le parti socialiste bulgare (PSB). Le PSB a souvent été plus favorable à la Russie et aux investissements russes que ses adversaires. Le GERB de l’ancien premier Ministre Boïko Borissov, a utilisé cet argument pendant des années pour se présenter comme « pro-occidental » Certes, il existe des ambiguïtés dans les positions du PSB mais en faire un parti « pro-russe » relevait surtout de la stratégie électorale. Tous les gouvernements ont eu à compter avec la Russie, ils en dépendent d’un point de vue énergétique et une large part de l’opinion publique souhaite garder des liens forts avec ce pays. Ce sont des leviers de pression pour la Russie ; la Bulgarie a ainsi été l’un des premiers pays pour lequel la Russie a cessé de livrer du gaz afin de fragiliser le gouvernement très pro-européen actuellement au pouvoir.

V.M : Pourriez-vous nous rappeler comment se sont construites la Moldavie et la Transnistrie, en particulier par rapport à la Roumanie et la Russie ? Après l’invasion de l’Ukraine, les inquiétudes se sont tournées vers la Moldavie et il se pourrait que la Russie tente de déstabiliser ce pays, en particulier en utilisant la région séparatiste de Transnistrie. Quelle est, selon vous, la crédibilité de cette menace et de quelle manière pourrait-elle se concrétiser ?

V.H : L’histoire de la Moldavie est très complexe. Elle est apparue au Moyen-Âge et est restée indépendante avant de devenir vassale de l’Empire ottoman au 16ème siècle.

En 1812, les armées russes, dans leur effort pour repousser l’influence ottomane, cette «aide à la libération » des Principautés roumaines, Moldavie et Valachie, a un coût : La Russie annexe la partie orientale de la Moldavie. Au cours du XIXe siècle, cette région est intégrée à l’Empire russe, elle se développe alors comme une sorte de colonie agraire de l’empire sous le nom de Bessarabie. Dans le même temps, la partie occidentale de la Moldavie et la Valachie s’unissent pour donner naissance à un État roumain moderne et indépendant. Les Moldaves de Bessarabie ne participent pas donc à cette phase de construction nationale. Au début du 20ème siècle, les rares mouvements de contestation dans cette province se déroulent dans le cadre de l’empire russe pour demander une plus grande autonomie. Pendant la première guerre mondiale, la Russie et la Roumanie sont alliées jusqu’au déclenchement de la révolution de 1917. Le sort de la Bessarabie devient alors très incertain, il y a d’abord une éphèmére tentative pour créer une république indépendante, très vite menacée par le chaos révolutionnaire qui s’étend à toute la région. A la fin de la guerre, l’assemblée vote pour la seule solution viable, l’union à la Roumanie.

Bucarest est alors dans le camp des vainqueurs de la guerre et accède à la plupart de ses revendications territoriales pour former ce qu’on appelle « La Grande Roumanie ».

Malgré cette victoire, la Roumanie se heurte à la difficulté d’intégrer la Bessarabie dans le projet national roumain et à moderniser une région que la Russie n’avait que très sommairement développée. Elle y parvient dans une certaine mesure mais en 1940, le pacte germano-soviétique la contraint à évacuer le territoire qui retombe sous le contrôle, non plus de la Russie mais de l’URSS.

La Transnistrie joue un rôle important dans l’histoire de la république de Moldavie. Historiquement, elle ne fait pas partie de la principauté de Moldavie mais elle est le creuset de la Moldavie soviétique.

Pendant l’entre-deux guerres, l’URSS refuse de reconnaître l’union entre la Roumanie et la Bessarabie, elle va au contraire essayer de déstabiliser la région, d’abord directement puis en créant un contre-modèle. Les soviétiques développent, à l’Est du Dniestr qui marque la frontière avec la Grande Roumanie, une République socialiste soviétique autonome moldave. Il s’agit d’opposer à la Roumaine un exemple de développement soviétique. Cela présuppose le développement d’une industrie lourde et l’invention d’une identité moldave qui serait distincte de l’identité roumaine. Cette identité a été développée en particulier par un travail sur les différences dialectales. La Transnistrie a ainsi été le creuset de l’identité moldave soviétique, aujourd’hui encore le clivage identité moldave distincte/identité roumaine est un marqueur politique essentiel, ce qui explique la persistance de la question linguistique en Moldavie.

Il est difficile, aujourd’hui, d’évaluer le risque réel que représente la Transnistrie. L’armée russe est présente sur place, le processus de pacification mené sous l’égide l’OSCE prévoyait pourtant leur départ dès 2003. Cette présence russe est néanmoins limitée à 1500 soldats, affectés essentiellement à la surveillance d’un important dépôt d’armement dont il est difficile de connaître l’état réel. La république sécessionniste de Transnistrie dispose pour sa part d’une armée de 8000 hommes, ce qui représenterait une menace importante pour la modeste armée moldave.

Toutefois, il est difficile de savoir ce que sont aujourd’hui les objectifs réels de la Russie en Transnistrie. Les autorités transnistriennes jouent aussi un rôle important et elles veulent éviter à tout prix de rentrer dans le conflit car elles n’ont aucun intérêt à ce que le territoire soit annexé par la Russie. Elles sont certes soutenues par la Russie mais elles profitent de leur position d’entre-deux pour bénéficier des uns et des autres : La Transnistrie revend de l’électricité à la Moldavie grâce à de l’énergie russe qu’elle ne paie quasiment pas, son activité industrielle est tournée vers l’UE mais ses budgets sociaux sont en grande partie pris en charge par Moscou. La Transnistrie a longtemps permis à la Russie de faire pression sur la Moldavie mais les principaux bénéficiaires de cette situation sont les autorités transnistriennes elles-mêmes. La Transnistrie se situe dans une situation de flou juridique entre Est et Ouest mais si le dialogue est rompu entre les deux parties, la Transnistrie perd sa possibilité d’exister comme entité « indépendante ».

V.M : La Moldavie a par ailleurs demandé le statut d’État candidat à l’UE et vendredi dernier la Commission européenne a donné un avis favorable. Selon vous, cette décision a-t-elle été précipitée par la guerre en Ukraine ? L’ancrage de la Moldavie dans le camp européen est-il en train de se concrétiser par les actions de la Russie ?

V.H : Depuis des années, le parcours européen de la Moldavie est très lié aux événements en Ukraine. Depuis 2009, la Moldavie fait partie du Partenariat oriental, une politique de voisinage de l’UE initiée par la Pologne et la Suède en 2009 pour contrer la montée des ambitions russes après la guerre en Géorgie. Il n’y avait pas de consensus sur la finalité du partenariat oriental, certains pays le voyaient comme une étape de pré-adhésion alors que d’autres n’y voyaient qu’un partenariat renforcé.

Ce qui se passe dans le voisinage de la Moldavie et plus particulièrement en Ukraine accélère directement le processus d’intégration de la Moldavie à l’UE : En 2009, des émeutes contre le gouvernement communiste de Vladimir Voronine plongent le pays dans l’instabilité et finissent pas porter au pouvoir une coalition « pro-européenne ». Le nouveau gouvernement est accueilli avec enthousiasme par ses partenaires européens mais il déçoit très vite tant il est impliqué dans une corruption massive et de nombreux écarts à l’Etat de droit. En 2014 pourtant, l’annexion de la Crimée et la sécession des républiques du Donbass permettent au gouvernement de Chisinau d’accéder au statut de pays « associé » à l’Union Européenne. A l’époque, l’enthousiasme pro-européen de 2009 s’est essoufflé et le nouveau pouvoir a énormément déçu, la Moldavie n’est plus un modèle du partenariat oriental mais elle est devenue un pays à ne pas perdre.

La forte montée des tensions avec la Russie entraine un tournant de la politique européenne ; elle n’est plus uniquement basée sur l’exportation de normes et de valeurs, elle prend une dimension clairement géopolitique. L’invasion russe de 2022 a clairement donné un nouveau coup d’accélérateur au calendrier européen de la Moldavie qui vient d’obtenir son statut de candidat en un temps record, ce qui était inimaginable il y a tout juste 4 mois.

V.M : La Moldavie a une neutralité définie par sa constitution. Est-ce que cette guerre pourrait pousser le pays à modifier sa constitution et demander son adhésion à l’OTAN ?

V.H : En 1991, l’indépendance moldave était ambiguë : une partie de la population était pour l’indépendance mais le mouvement politique le plus visible l’envisageait comme une étape préalable à l’unification avec la Roumanie. Cette perspective s’est heurtée à l’hostilité des populations russophones. Cela a abouti à des sécessions régionales, en Transnistrie et en Gagaouzie. La sécession de la Transnistrie qui était le cœur industriel de la Moldavie a plusieurs causes ; différences ethniques et culturelles, opportunité pour une élite locale d’accroître son pouvoir, occasion pour la Russie d’avoir un moyen de pression sur la politique moldave.

En 1992, la Russie intervient directement pour soutenir la sécession transnistrienne. La défaite moldave a de nombreuses conséquences, elle met notamment fin à l’idée d’une union avec la Roumanie. En 1994, une nouvelle Constitution est adoptée suite à un referendum : La Moldavie sera un État indépendant et neutre dans lequel plusieurs langues et ethnies cohabitent. Cette constitution accorde à la Gagaouzie un fort degré d’autonomie par rapport au pouvoir central, le cas de la Transnistrie doit être résolu par un processus de négociation qui est officiellement toujours en cours. La neutralité de la Moldavie découle du conflit Transnistrie, elle permettait d’apaiser les tensions avec la Russie. A l’époque, les autorités moldaves défendaient l’idée d’un pays « passerelle » entre la Russie et l’Europe, la neutralité a donc été largement acceptée.

Aujourd’hui sa remise en cause n’est pas à l’ordre du jour et serait difficile car elle est inscrite dans la Constitution. L’opposition actuelle la défend par ailleurs comme un élément définitoire de la Moldavie. Toutefois, face à la menace, la situation évolue vite. L’UE a récemment promis de contribuer au renforcement des capacités militaires de la Moldavie qui sont aujourd’hui très faibles, cela constitue une vraie nouveauté. Toutefois, la question d’une adhésion à l’OTAN n’est pas à l’ordre du jour.

La Transnistrie se situe dans une situation de flou juridique entre Est et Ouest mais si le dialogue est rompu entre les deux parties, la Transnistrie perd sa possibilité d’exister comme entité «indépendante»

“En Moldavie, la crainte d’une déstabilisation voire d’une invasion a mis en grande difficulté les partis qui se positionnaient comme favorables à la Russie, notamment le parti socialiste de l’ancien président Igor Dodon. A contrario, cela a renforcé la popularité de l’actuelle présidente Maia Sandu qui apparaît comme une pro-européenne sincère. Toutefois, là encore le premier choc est passé et les difficultés économiques «permettent» aux partis d’opposition de revenir dans le jeu”

A l’époque [en 1992], les autorités moldaves défendaient l’idée d’un pays «passerelle» entre la Russie et l’Europe, la neutralité a donc été largement acceptée. Aujourd’hui sa remise en cause n’est pas à l’ordre du jour et serait difficile car elle est inscrite dans la Constitution. L’opposition actuelle la défend par ailleurs comme un élément définitoire de la Moldavie. Toutefois, face à la menace, la situation évolue vite. L’UE a récemment promis de contribuer au renforcement des capacités militaires de la Moldavie qui sont aujourd’hui très faibles, cela constitue une vraie nouveauté. Toutefois, la question d’une adhésion à l’OTAN n’est pas à l’ordre du jour“. 

V.M : La Roumanie accueille des troupes et de nombreux armements de l’OTAN, notamment des troupes françaises, et a souvent eu une relation difficile avec la Russie. Existe-t-il aujourd’hui des forces politiques, un mouvement politique qui soutient l’invasion de l’Ukraine par la Russie ou est-ce que sa condamnation a été unanime ?

V.H : La guerre en Ukraine a momentanément étouffé un fort mécontentement social et le gouvernement roumain a beaucoup joué sur le sentiment d’union nationale. Le soutien de la population à l’UE et à l’OTAN est très largement majoritaire et aucun parti ne s’oppose à la position du gouvernement sur l’Ukraine.

Cela dit, comme partout en Europe, la lassitude de l’opinion vis-à-vis de la guerre commence à être visible. Les difficultés économiques s’aggravent et la contestation risque de reprendre de l’ampleur, possiblement au profit de la droite protestataire qui, si elle n’est pas ouvertement pro-russe, est clairement anti-occidentale et eurosceptique.

V.M La Roumanie et la Moldavie ont toujours eu une relation particulière, comment cette relation se traduit-elle dans la crise ukrainienne ?

V.H : Les relations roumano-moldaves sont complexes, difficiles parfois mais malgré les aléas politiques les deux pays sont indéfectiblement liés. La Roumanie soutient entièrement la Moldavie sur son chemin vers l’adhésion à l’Union européenne et ce soutien s’est renforcé avec les derniers événements. La sécurité de la Roumanie passe aussi par celle de la Moldavie.

V.M : La Bulgarie a une relation particulière avec la Russie, cette dernière a encore une certaine influence dans le pays. Quelle est l’influence exacte de la Russie dans le pays et comment la Bulgarie a réagi à l’invasion de l’Ukraine ? Comment analyser le renversement du gouvernement bulgare le 23 juin dans ce contexte ?

V.H : La période communiste en Bulgarie n’est pas aussi étroitement associée à l’imposition d’un système extérieur et sa condamnation a été moins ferme que dans d’autres pays.

En fait, sur cette question comme sur d’autres, on peut observer une sorte de fracture sociologique. La partie la plus traditionaliste et nationaliste de la population bulgare est tournée vers un particularisme dont la proximité avec la Russie est un élément constitutif. La partie moins conservatrice, souvent plus urbaine et plus aisée, de la population regarde vers l’Europe et l’Ouest en général. C’est une fracture historique qui s’est perpétuée dans le paysage politique post-89. Le processus d’intégration européenne a amené les partis de gouvernement dont le parti socialiste bulgare à se « centriser ». Les seuls partis ouvertement anti-occidentaux, sont les partis d’extrême-droite (successivement l’historique VRMO, Ataka dans les années 2000, renaissance aujourd’hui).

La Russie a une influence importante en Bulgarie. La proximité culturelle et historique, les liens économiques historiques, la présence de ressortissants russes mais aussi la position géographique du pays ont favorisé le développement des investissements russes dans le pays dès les années 90. Ces investissements sont importants dans des secteurs clés de l’économie bulgare : Immobilier, secteur financier, tourisme. Les compagnies étatiques sont très impliquées dans le secteur stratégique de l’énergie (gazprom, rosatom..). La Bulgarie étant à la fois un client final mais aussi un pays de transit.  

Pour comprendre l’actuel imbroglio politique bulgare, il faut revenir un peu en arrière. La Bulgarie traverse depuis plusieurs années une période d’instabilité politique forte. Pendant près de 15 ans, le principal personnage de la politique bulgare a été Boiko Borissov, le chef du parti de centre-droit GERB. Borissov est un personnage controversé ; accusé de maintenir la Bulgarie dans une corruption endémique, il est aussi celui qui a su se présenter comme le garant de l’orientation pro-européenne du pays. Les choses ont commencé à évoluer en 2017 avec l’élection du président Roumen Radev soutenu par le Parti socialiste. Borissov a du composer avec une opposition renforcée et faire face à des grandes manifestations de rues contre la corruption. Fragilisé, le GERB a de plus en plus de mal à trouver une coalition de gouvernement ce qui aboutit à une série d’élections législatives anticipées (avril puis juillet 2021), des gouvernements éphémères se succèdent sans qu’une solution stable soit trouvée. Rouman Radev apparaît alors comme le garant de l’ordre constitutionnel. Pendant cette période agitée, de nouveaux partis apparaissent : de nouveaux partis libéraux, de nouveaux partis d’extrême-droite mais surtout un parti populiste attrape-tout « Il y a un tel peuple » lancé par l’humoriste Slavi Trifonov. A la surprise générale, le parti de Trifonov remporte près de 25% des voix à l’été 2021 mais aucune coalition stable n’est trouvée. Lors des nouvelles élections de novembre 2021, c’est encore un nouveau parti qui remporte environ un quart des sièges au parlement : « Nous continuons le changement » de Kiril Petkov se définit comme un parti réformateur et très pro-européen. Petkov parvient à former une coalition avec «Bulgarie démocratique» un parti assez proche idéologiquement, avec le parti socialiste et avec «il y a un tel peuple» mais c’est une coalition fragile car assez peu cohérente.  

Avec la guerre en Ukraine, la Russie œuvre contre le premier Ministre europhile et atlantiste. Quelques jours après la guerre, le ministre socialiste de la défense est limogé pour avoir montré peu d’enthousiasme à l’engagement de la Bulgarie au côté de ses alliés de l’OTAN. Peu de temps après, l’ambassadrice russe fait un discours hostile aux positions du gouvernement bulgare lors de la commémoration de la bataille de Shipka, victoire militaire russe et étape majeure de l’indépendance de la Bulgarie. Fin avril, la Russie cesse ses livraisons de gaz à la Bulgarie alors que le taux de dépendance au gaz russe est de 90%… L’intention de fragiliser le gouvernement de Sofia est évidente.

Le 22 juin dernier, le gouvernement Petkov est renversé par une motion de censure après le retrait d’ «Il y a un tel peuple » de la coalition de gouvernement. Petkov est accusé de mal gérer le budget de l’Etat mais aussi d’avoir levé le blocage bulgare [1] sur la candidature à l’adhésion à l’UE de la Macédoine du Nord.

Sans gouvernement, avec des négociations dans l’impasse, la Bulgarie pourrait avoir besoin bientôt de nouvelles élections anticipées. Le pays est donc politiquement instable, économiquement fragile, affecté par les conséquences de la guerre (inflation, énergie). L’instabilité politique est d’abord un problème interne mais la Russie fait tout pour l’accentuer.

“La partie la plus traditionaliste et nationaliste de la population bulgare est tournée vers un particularisme dont la proximité avec la Russie est un élément constitutif. La partie moins conservatrice, souvent plus urbaine et plus aisée, de la population regarde vers l’Europe et l’Ouest en général. C’est une fracture historique qui s’est perpétuée dans le paysage politique post-89. […] Fragilisé, le GERB a de plus en plus de mal à trouver une coalition de gouvernement ce qui aboutit à une série d’élections législatives anticipées (avril puis juillet 2021), des gouvernements éphémères se succèdent sans qu’une solution stable soit trouvée”. 

V.M : Comment les propos d’Emmanuel Macron et l’expression « ne pas humilier la Russie » et sa proposition de Communauté Politique Européenne ont-elles été reçues dans la région ?

V.H : La position d’Emmanuel Macron part d’une vision à long terme : La Russie ne disparaîtra pas et il faudra faire avec elle après la guerre. Cette phrase marque une volonté de positionner la France comme puissance d’équilibre.

Par ailleurs, de nombreux travaux scientifiques expliquent le rôle des sentiments dans les relations internationales et l’idée d’une humiliation de la Russie circule depuis longtemps, c’est même un élément majeur du discours russe.

Malgré ces explications, il faut constater que la déclaration n’a pas été appréciée en Europe de l’Est. Les voisins directs de la Russie y voient une volonté de trouver un compromis qu’ils refusent.

La proposition de Communauté Politique Européenne a également été mal reçue. Elle est perçue comme la volonté d’imposer une nouvelle étape avant l’adhésion à l’UE, une étape dont on ne connaît ni la finalité, ni le fonctionnement.

V.M : La Moldavie a obtenu le statut de candidat à l’UE. Pensez-vous que son adhésion est réaliste ? Pensez-vous que ce statut ne risque pas de provoquer la Russie et la pousser à déstabiliser davantage le pays ?

V.H : L’expansion de l’UE est de plus en plus géopolitique mais est-ce que cela doit amener à renoncer aux règles qui étaient imposées aux autres candidats ? C’est toute la question.

Dans les conditions actuelles, il n’est pas réaliste de parler d’une adhésion rapide de la Moldavie et de l’Ukraine à l’UE : les deux pays ont des territoires occupés, il y a de grands problèmes de corruption, des difficultés économiques majeures, des écarts à l’Etat de droit… En bref, ils ne répondent pas aux critères d’adhésion actuels.

Il faut d’abord voir ces candidatures comme des gestes politiques forts. Elles ont une forte dimension symbolique de soutien à ces deux pays, leurs gouvernements en ont un besoin vital.

Aujourd’hui, le gouvernement de la Moldavie est pro-européen sans ambiguïté ce qui n’a pas toujours été le cas. Il faut cependant se rappeler que la Russie possède énormément de moyens de pressions comme évoqué plus tôt. Plus la Moldavie pourra se rapprocher de l’UE, plus la Russie essaiera de créer de l’instabilité politique et de de faire pression sur l’économie. Le soutien européen devra être sans faille.

[1] Ce blocage concernait la langue macédonienne que l’historiographie bulgare considère comme un simple dialecte du bulgare. La levée de ce blocage permet de relancer les candidatures d’adhésion à l’UE des pays des Balkans occidentaux. Ceux-ci sont mécontents de voir l’Ukraine et la Moldavie devenir candidats alors que leurs candidatures stagnent depuis des années. La levée de l’opposition bulgare à la Macédoine du nord est un signe en leur faveur mais elle provoque la colère d’une partie de l’opinion.


Pour aller plus loin : 

  • « La malédiction des Limes ; la Moldavie dans la zone grise » in Nouveaux regards sur l’Europe orientale (titre provisoire) coordonné par Jérôme Roudier, Presses universitaires du Septentrion, Lille (à paraître).
  • « Geopolitica » in Republica Moldova: 30 de ani în 30 de cuvinte dirigé par Dorina Rosca, Cartier, Chişinaŭ, 2022 .
  • « Corruption, populisme et clivages politiques en République de Moldavie» avec Sergiu Miscoiu in Corruption et politique en Europe dirigé par Silvia Marton, L’Harmattan, Paris, 2019. 
  • « The European Union’s Challenge in Exporting Democracy : Conditionnality and its Limits in the Case of the Republic of Moldova» avec Sergiu Miscoiu in 25 Years of Development in the Post-Soviet Space dirigé par Sebastian Schäffer et Sergiu Musteata, Der Donauraum, 1-2, 2016, Bohlau Verlag, Vienne, 2018.
  • « La Moldavie; un peuple en otage » Note de l’IRIS, Paris, 2016. [https://www.iris-france.org/notes/la-moldavie-un-peuple-en-otage/]
  • « La Roumanie face à la « guerre d’à côté » in Le Courrier des Balkans, mars 2022. [https://www.courrierdesbalkans.fr/La-Roumanie-face-a-la-guerre-d-a-cote-impressions-d-un-monde-qui-bascule].
  • « Elections législatives en Bulgarie; un fragile équilibre » in Regard sur l’Est, avril 2017. [https://regard-est.com/elections-legislatives-en-bulgarie-un-fragile-equilibre].

 

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