Le cosmisme naquit à la fin du XIXe siècle dans une Russie tsariste irrigué d’orthodoxie. Bien loin du raccourci vulgaire faisant de cette pensée un “New Age” russe avant l’heure, le cosmisme s’esquisse comme un récit : un récit à la lisière de la religion, une philosophie profonde au carrefour du spirituel et du scientifique.
Courant sous-terrain qui a survécu aux narratifs tsaristes puis léninistes, il a infusé la Révolution bolchévique et marqué de son sceau la culture russe toute entière, des oeuvres picturales aux romans à la qualité littéraire discutable.
Loin de proposer une historicité exhaustive de ce courant, nous allons proposer une excursion au cœur de ce concept stricto sensu russe.
Forgée par nombre de lettrés, physiciens, poètes, artistes et théologiens russes, l’idée centrale du cosmisme réside dans la croyance en l’existence d’une solidarité essentielle entre la vie humaine, sur Terre, et ce qui se passe dans le reste de l’univers. Les cosmistes considèrent que l’humanité a un rôle à jouer dans l’espace et que le spirituel doit primer sur le matérialisme. La rhétorique principale de cette pensée s’illustre dans le franchissement des deux dernières frontières de l’Homme : la mort et l’attachement à la Terre. Ces deux murs apparaissent comme intrinsèquement liés, dans le narratif cosmiste, par la logique suivante : Si nous vainquons la mort, il n’y aura plus assez d’espace sur Terre, d’où la nécessité de s’émanciper de cette dernière afin de conquérir l’espace. Lorsque nous abordons les “pères fondateurs” du cosmisme, terme anachronique au vu de l’époque [1], deux hommes s’illustrent.
Le premier est le penseur russe Nikolaï Fiodorov (1829-1903) qui défendait une conception profondément morale et chrétienne de la science. Il propose une nouvelle focale avec laquelle le christianisme doit aller plus loin. Fiodorov imaginait que l’humanité pouvait utiliser le progrès technologique afin d’atteindre le salut universel. Les avancées scientifiques pouvaient, et devaient, servir à ressusciter les ancêtres, atteindre l’immortalité, transformer la nature humaine vers sa divinisation, et enfin, conquérir et réguler le cosmos.
Le cosmisme de Fiodorov occupe une place à part dans l’histoire de la philosophie russe. Bien qu’elle s’inscrive naturellement dans une tradition philosophico-religieuse associée au christianisme orthodoxe, elle ne développe pas tant une conception du monde qu’un programme d’action à l’échelle cosmique, qu’il qualifie lui-même de « projectivisme » et qui s’appuie sur la notion de projet. Il condamne la pensée théorique pure telle qu’elle peut se présenter dans les traités de philosophie ou de théologie et proclame la nécessité de se mettre à la pratique, en agissant utilement. Sa finalité est la délivrance de l’humanité. L’homme doit pouvoir vaincre les forces de la nature et dépasser sa qualité de mortel, à laquelle il a été réduit par le péché et la discorde.
Fiodorov, en tant que fondateur du cosmisme, illustre lui même ce rejet du matérialisme. Ce dernier était opposé à l’idée de propriété intellectuelle et n’a jamais publié à son nom de son vivant, laissant sa pensée se diffuser de façon fragmentaire, principalement au travers de manuscrits, ou oralement. Isolé intellectuellement de l’intelligencia de son temps, il n’en marquera pas moins les esprits de Tolstoï ou Dostoïevski. Nous pouvons retrouver les grandes lignes des idées proto-cosmistes dans le personnage de Aliocha dans les Frères Karamazov (Fiodor Dostoïevski, 1880).
L’ensemble de la pensée de Nikolaï Fiodorov est publié de manière posthume sous le titre de Philosophie de l’œuvre commune (ou Philosophie de la cause commune, en russe). C’est avec ses réflexions qu’il franchit un pas de plus dans l’articulation de l’eschatologie chrétienne et des sciences : l’homme doit assumer l’idée qu’il est co-créateur de la destinée de l’univers, que la Terre n’est pas un lieu particulier dans l’univers, qu’il n’est donc nullement tenu d’y demeurer confiné, et que la vie triomphera de la mort jusqu’à l’abolir, à l’instar du Christ ressuscité [2].
La deuxième personne forte de ce courant, héritier philosophique de Fiodorov, est Konstantin Tsiolkovski (1857-1937). Tsiolkovski fréquente Fiodorov durant trois années, à un moment où il commence ses travaux scientifiques sur la construction d’un vaisseau spatial. Avec Fiodorov, Tsiolkovski fait ses premiers pas en philosophie. De son maître, il retient principalement l’idée d’un scientisme à visée utopique qui constitue une étonnante synthèse de positivisme occidental et de mysticisme, unis dans une même lutte contre le chaos, l’obscurité.
Il ne fut pas simplement un brillant inventeur qui tenta de donner pour la première fois une réponse sérieuse à la question « comment aller dans l’espace ? ». Tsiolkovski s’intéressa également et surtout à la question « pourquoi y aller ? » [3]. C’est sous l’inspiration de Fiodorov que Tsiolkovski est devenu le père de l’astronautique russe. Il se passionne en effet pour le programme de colonisation du cosmos par l’humanité car il est convaincu que la Terre deviendra trop petite pour contenir la masse des individus ressuscités [5]. Ce dernier était un penseur qui considérait que l’homme était immortel dans le sens où la mort n’était qu’un sommeil passager, dont on ne se rendait pas compte, et que l’homme, comme toutes les créatures, renaissait sous d’autres formes pour déployer une vie éternelle. Tsiolkovski pensait évidemment que cet homme appelé à peupler le cosmos tout entier était aussi destiné à vivre éternellement.
Dans l’imaginaire culturel russe, on pense aussitôt à Lénine que ses successeurs ont, malgré la réticence d’un Trotski athéiste, momifié pour préparer, qui sait, sa… résurrection. Le prolongement de la vie semble donc avoir préoccupé pas mal d’idéologues de la jeune URSS.
Quelques semaines avant sa disparition, Tsiolkovski exprime ses dernières réflexions dans le quotidien russe Komsomolskaïa Pravda du 23 juillet 1935 : « Ce que je pense moi-même des voyages cosmiques ? Si j’y crois ? Seront-ils jamais à la portée des hommes ? […] Jusqu’à ces derniers temps, je croyais qu’il faudrait des centaines d’années pour atteindre la vitesse astronomique. C’était confirmé par les maigres résultats obtenus chez nous et à l’étranger. Mais un travail ininterrompu accompli ces derniers temps a ébranlé mon pessimisme ; on a trouvé des procédés qui dans quelques années seulement, donneront des résultats surprenants ».
Les cosmistes héritèrent du mouvement slavophile qui, tout en regrettant l’immense retard de développement de la Russie sur l’Europe occidentale, dénonça le détournement des sciences vers la production industrielle et le confort quotidien, provoquant un affaiblissement du sentiment religieux et une concurrence économique porteuse de guerres.
Des centaines de cosmistes et de « spécialistes du cosmos » se réunissent chaque année à Moscou et à Kalouga dans le cadre des « Rencontres Fiodorov » et des « Rencontres Tsiolkovski ». En 1994, le ministère russe de la Défense a créé un « Institut de noocosmologie ». L’année suivante, le vice-secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie a proposé que « l’identification nationale de la Russie se réalise au travers des idées du cosmisme russe ». En 2012, l’influent politologue Igor Panarine, doyen de l’Académie de diplomatie du ministère russe des Affaires étrangères, s’est prononcé en faveur de la création d’un super-État paneurasien ayant pour fondement idéologique le « cosmisme russe ».
Dans une période où la domination du matérialisme sur l’individu et la société n’a jamais été aussi prégnant, il est cohérent que le Kremlin et Vladimir Poutine dépoussière le récit cosmiste porteur d’un narratif autre ; plus spirituel voire ésotérique mais surtout métaphysique.
« Plus le projet est irréalisable, plus on a de chances d’avancer. {…} Même si c’est impossible, il faut tout de même essayer. {…} Je crois que si on imagine, comme Tsiolkovski, que nous irons dans les étoiles, alors nous irons. Et nous y sommes allés les premiers dans l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi ces idées à première vue incroyables, folles, poussent au progrès, font avancer le monde. » (Vladimir Poutine, Centre panrusse des expositions, VDNKh, 9 juin 2022).
Ces dernières années le cosmisme russe et ses pères ont été (re)découverts – grâce à leur relative proximité avec certains aspects du trans-humanisme, promus avec plus ou moins de succès par les artistes, les cinéastes mais aussi les milliardaires de « l’écosystème tech »
Le cosmisme sert de source d’inspiration aux idéologues en quête d’une idée nationale pour la Russie post-soviétique. L’héritage de la pensée cosmiste est particulièrement revendiqué par un think tank conservateur proche du pouvoir, le Club d’Izborsk, créé en 2012. Ce groupe qui réunit universitaires, journalistes, personnalités politiques, entrepreneurs, religieux ou encore ex-militaires autour d’une ligne impérialiste et anti-occidentale est soutenu par des financements provenant du Kremlin. Le Club a ainsi pour objectif central de définir une idéologie pour l’État russe. Dans cette optique, il conçoit la science comme un champ de bataille idéologique, au sein duquel la Russie doit opposer sa propre « mythologie technocratique » au modèle de développement occidental.
L’originalité de notre époque, c’est que la pensée russe, souvent négligée jusqu’ici, est soudain en convergence avec des tendances tout à fait modernes, en partie extérieures à la Russie – spécialement le transhumanisme américain (Jeff Bezos, Elon Musk), qui lui aussi se situe aux frontières de la science et du rêve, et se propose de repousser les limites de l’humain. Un renouveau d’intérêt pour les vols spatiaux, la perspective d’une conquête de l’espace et d’une vie humaine prolongée jusqu’à l’immortalité, tous ces éléments propres à un versant ancien et original de la pensée russe évoquent aussi les plus récentes recherches menées dans la Silicon Valley [4]. En opposition à ce rapprochement vulgaire, le revue de novembre 2020 du Club d’Izborsk s’attelle à démontrer l’opposition entre cosmisme et transhumanisme. Le transhumanisme y est présenté comme le prolongement du progressisme évolutionniste, visant à émanciper l’individu des contraintes de la nature humaine par son hybridation avec la machine. Le cosmisme, au contraire, est décrit comme une quête eschatologique de spiritualisation de l’humanité, guidée par une interprétation littérale des promesses bibliques de résurrection.
« Mais quand l’homme n’a plus rien à envier aux dieux, alors c’est à l’humanité de réellement savoir si elle est prête à en devenir un » (Simon Puech, Être immortel, 19 janv. 2017)
L’homme directement confronté à un univers sans commune mesure avec lui s’interroge sur les limites spatiales et temporelles qui lui sont traditionnellement assignées. Vouloir repousser à l’infini les limites humaines, dans le temps et dans l’espace, tel semble être le trait le plus marquant du cosmisme russe.
« Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, résident dans leur capacité de produire des choses – œuvres, exploits et paroles – qui mériteraient d’appartenir et, au moins jusqu’à un certain point, appartiennent à la durée sans fin, de sorte que par leur intermédiaire les mortels puissent trouver place dans un cosmos où tout est immortel sauf eux. »
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, pp 54-55, 1961
[1] Le premier emploi du terme « cosmisme » semble se trouver dans les Carnets de Teilhard de Chardin, écrits en 1918 (où les idées exprimées, très complexes, sont rendues encore plus difficiles à pénétrer par la formulation elliptique de ces simples notes prises à la hâte) : « – Indice du « Cosmisme » contemporain : insistance réitérée à traiter la question des Corps ressuscités »
[2] Biérent, Rudolph. 2021. « V. Le cosmisme russe est-il un transhumanisme ? » P. 95‑125 in L’homme augmenté en Europe. Hermann.
[5] Lesourd, Françoise. s. d. « Le cosmisme russe : essai d’interprétation ».